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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/712

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aucune faute ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique, il ne laisserait pas d’avoir beaucoup d’ennemis irréconciliables. Montaigne disait de son ami : « Si l’on m’eût demandé pourquoi je l’aimais, j’aurais répondu : parce que c’était lui. » Plus d’un Anglais, à qui on demanderait pourquoi il déteste l’homme d’état qui s’appelait Benjamin Disraeli, répondrait : Je le déteste, parce que c’est lui. Un écrivain danois de grand mérite, M. Brandes, a publié dernièrement une remarquable biographie de lord Beaconsfield[1]. En étudiant cette singulière et originale figure, il a commencé par l’étonnement, par la défiance, il a fini de son propre aveu par la sympathie. Mais, s’il en était besoin, il suffirait de lire les premiers chapitres de ce livre pour s’expliquer la haine jalouse qu’inspire à tant de ses compatriotes celui qui mettait en tête de son premier toman cette épigraphe hardie : « Le monde est mon huître, et je l’ouvrirai avec la pointe de mon épée. » Lord Beaconsfield est un parvenu, et il n’a pu parvenir qu’en s’imposant. Un front d’airain, une confiance imperturbable dans son génie et dans son étoile, le sarcasme, les menaces, les prophéties, l’art d’étonner son prochain, des équipées téméraires et de petites intrigues, un orgueil qui restait debout dans la défaite, l’insolence toujours mêlée aux séductions, tels furent ses moyens. Il n’était rien encore, lorsqu’il écrivait à O’Connell : « Nous nous rencontrerons un jour à Philippes, et je vous y infligerai une leçon humiliante et salutaire. » Il était bien peu de chose, quand il disait aux railleurs de la chambre des communes qui étouffaient sa voix sous leurs éclats de rire : « Le jour viendra où je vous forcerai à m’écouter. » On put croire longtemps qu’il n’y avait dans cet homme d’infiniment d’esprit qu’un tapageur et un aventurier, doublés d’un charlatan. Quels prodiges d’audace et d’adresse n’a pas dû accomplir le descendant d’une race à qui l’Angleterre refusait toute existence politique, pour imposer son autorité et son commandement à la plus fière aristocratie de l’Europe ? Depuis que le monde est monde, ou plutôt depuis que le berger Joseph devint ministre d’un Pharaon, jamais pari plus aventureux ne fut gagné, et le charlatanisme n’y a pas nui, il sert à fonder des fortunes et à propager des religions. Le fils de juif qui gouverne à cette heure l’empire britannique écrivait il y a trente-cinq ans : « Joseph Smith, père des Mormons, aura toujours plus de disciples que le raisonnable Bentham. » Il avait fait cette découverte en sortant du berceau, avant même que le mormonisme existât ? il est naturel qu’il en ait tiré parti.

M. Gladstone traitait naguère d’étranger son heureux rival, et il lui reprochait « de n’avoir pas dans les veines une goutte de sang anglais. » Qu’on juge du déplaisir qu’il doit ressentir, quand cet étranger lui donne des leçons de patriotisme et d’orgueil britannique ! C’est lord Beaconsfield qui dans ces derniers temps, comme le dit M. Brandes,

  1. Lord Beaconsfield, ein Charakterbild, von Georg Brandes, Berlin, 1879.