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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/715

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mortification de M. Tracy Turnerelli, qui, ne sachant que faire de son joyau, l’a déposé chez un banquier en proposant aux souscripteurs de leur restituer leur argent, qu’ils s’entêtent à ne pas reprendre. Il n’y a pas de plus grand embarras dans ce monde que de posséder une couronne dont on ne sait que faire ; il est difficile de l’employer à son usage personnel. Les uns conseillent à cet homme embarrassé de la mettre en loterie, d’autres de l’offrir à M. Gladstone, ce qui serait une vengeance, d’autres enfin de la vendre au nouveau prince régnant de Bulgarie, en lui faisant un rabais, pourvu qu’il paie comptant. Quant aux jaloux, ils insinuent avec un sourire noir que lord Beaconsfield s’est rendu justice et qu’une jarretière suffit pour habiller sa gloire.

Lord Beaconsfield est un romantique de haut vol, en qui l’esprit d’aventure est heureusement corrigé par l’instinct très vif de sa propre conservation. Il a revendiqué plus d’une fois les droits du génie, mais il a dit aussi qu’il faut savoir « se mêler au tas, » et il s’est mêlé au tas. Quelques dégoûts que lui inspire la constitution vénitienne, il a reconnu que, selon le mot d’un publiciste anglais, l’Angleterre est une république savamment déguisée, et il a réglé là-dessus sa conduite. Il s’est demandé un jour : Que doit faire un homme d’état de ses opinions ? Il a répondu : Un homme d’état doit peu se soucier de ses opinions et ne rechercher que ce qui est utile à son pays et conforme à l’esprit du temps. Il a fait l’éducation de son parti, il l’a gagné aux idées qui lui sont chères, mais il n’exige pas trop, il ne tend jamais la corde jusqu’à la faire rompre. Il sait faire des sacrifices opportuns non-seulement à ses amis, mais à ses ennemis.

Aujourd’hui qu’il s’apprête à dissoudre le parlement, il n’a pas d’autre souci que de mettre ses affaires en ordre, de régler ses comptes, de liquider ses entreprises, pour pouvoir dire à ses électeurs : Grâce à moi, l’Angleterre a l’esprit libre et tranquille, il n’y a pas un nuage à l’horizon. Heureusement pour lui, il en a fini avec les Afghans, et la guerre contre les Zoulous a pris une meilleure tournure. S’il a en tête quelque nouveau projet, il l’ajourne. Aussi éprouve-t-ii une certaine impatience quand on l’invite à s’engager dans les affaires d’Égypte plus qu’il ne lui convient, ou à déployer toute son influence pour donner Janina à la Grèce. Il veut aux Grecs beaucoup de bien, il s’intéresse beaucoup plus encore à ses électeurs et à lord Beaconsfield. On prévoit que les prochaines élections diminueront peut-être sa majorité, mais que les restes en seront bons. Il faut toujours compter avec l’imprévu, mais si ces prédictions se réalisaient, la France n’aurait pas à s’en plaindre. Elle n’a pas eu sujet de se louer des whigs et de leur politique étrangère, et elle ne peut oublier que Benjamin Disraeli disait dès 1858 : « L’alliance entre la France et l’Angleterre repose sur la communauté de leurs intérêts et ne dépend point de la forme du gouvernement dans l’un de ces deux pays. »


G. VALBERT.