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Mérimée entreprit un voyage en Espagne dont les incidens ne devaient pas être sans influence sur sa destinée. Il partit au commencement de l’année 1830, et ce fut pendant son séjour à Madrid que la nouvelle des événemens de juillet lui parvint. Quelques mois auparavant, il avait refusé d’accepter une place de secrétaire d’ambassade par un scrupule de libéralisme dont le souvenir devait plus tard faire sourire le sénateur du second empire. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait salué de loin cette révolution avec l’enthousiasme de tout ce qui joignait alors un peu de jeunesse et de mouvement à beaucoup d’illusions, et qu’il ait accepté la place de chef du cabinet d’un ministre aimable et distingué que la révolution de juillet avait porté au pouvoir, M. le comte d’Argout. Cette nomination marque la fin de ce que j’ai appelé la première phase sociale de Mérimée. Déjà en effet, par le succès de ses premières œuvres, il n’était plus un inconnu, et sa place était indiquée au sein de cette société polie, lettrée, semi-aristocratique et semi-bourgeoise qui occupa la scène politique pendant toute la durée du gouvernement de juillet. Les fonctions qu’il exerçait auprès de M. d’Argout, et qu’il échangea bientôt contre une place d’inspecteur des monumens historiques, plus conforme à ses goûts, achevèrent de lui en ouvrir l’entrée. Ce fut durant les premières années du régime de juillet que Mérimée prit ce que j’appellerai sa forme définitive, et que, refoulant au dedans de lui les timidités et les agitations de sa jeunesse, il se composa ce maintien discret, froid, compassé, d’apparence volontairement anglaise, sous lequel il ne laissait pas de cacher encore des passions assez vives, mais qui au premier abord excitait peu de sympathie et de bienveillance. Il adoptait en même temps dans sa conversation ces formes ironiques, ce ton sarcastique qui est celui de ses nouvelles et dont même en causant il lui arrivait rarement de se départir. Plusieurs personnes qui l’ont beaucoup connu à cette époque de sa vie me l’ont dépeint racontant avec une négligence apparente des histoires savamment préparées où il côtoyait la limite du mauvais goût sans la franchir complètement, cherchant volontiers le scandale dans ses propos, et préoccupé de l’éviter dans sa conduite, cynique avec les hommes, bien élevé avec les femmes quand elles savaient l’exiger, mais se dédommageant alors par des affectations de perversité morale qu’il aurait regretté cependant de voir prendre trop au sérieux. Je trouve la trace de cette préoccupation dans une lettre adressée par lui à une femme distinguée dont les lecteurs de la Revue ont souvent apprécié les délicates études. Mérimée venait d’être reçu à l’Académie française, et il lui écrivait au lendemain du jour où il avait prononcé son discours :

« En vérité, madame, je suis à présent moins heureux par l’idée