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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/763

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l’âge mûr atteignent insensiblement l’homme le plus heureux ; c’est quelque chose de plus personnel et de plus intime ; c’est, je ne dirai pas le remords, mais l’instinct confus d’une vie mal dirigée, livrée à beaucoup d’entraînemens dont le souvenir lui laissait plus d’amertume que de douceur ; c’est le sentiment qu’il était mal compris, mal jugé, mais qu’il était un peu responsable de cette injustice et qu’il devait s’en prendre surtout à lui-même, non-seulement de ce qu’on pensait quelque mal de lui, mais encore de ce qu’il ne valait peut-être pas tout ce qu’il aurait pu valoir. C’est un jeu qui ne laisse pas en effet d’être dangereux que d’affecter certains défauts, car l’affectation finit sans peine par devenir une réalité, et notre pauvre nature humaine n’est pas si bonne qu’il faille beaucoup d’efforts pour la pervertir. A vouloir paraître sec, on risque fort de le devenir, et lorsqu’on se pique d’être immoral, c’est une gageure qu’il n’est pas très difficile de remplir. Mais ce sont précisément ces contrastes entre ce qu’il paraissait, ce qu’il était en réalité et ce qu’il aurait pu être, qui m’inspirent un certain attrait pour Mérimée. Oui, j’avoue ne pouvoir me défendre de quelque sympathie pour ces natures qui, voulant à tort ou à raison réagir contre leur propre sensibilité, dissimulent sous la froideur volontaire de leur maintien la vivacité d’impressions dont elles se défendent comme d’une faiblesse, qui, n’aimant point à laisser pénétrer leurs sentimens, déroutent volontiers les conjectures par des propos sceptiques, qui, froissées par le contact de la vie, donnent à leur expérience la forme d’un cynisme un peu amer, et qui cachent cependant sous cette froideur, sous ce scepticisme, sous cette amertume, des ardeurs, parfois, des convictions, et en tout cas des délicatesses dont ne se doute même pas la grossière honnêteté de ceux qu’ils scandalisent. Je ne dis pas qu’il faille les prendre pour modèles, mais qu’ils sont dignes d’une certaine indulgence, et s’il y a quelque vérité dans l’histoire de ce fou qui croyait tenir enfermée dans une bouteille la plus belle princesse du monde, c’est-à-dire posséder l’objet de ses rêves, et que le chagrin d’avoir cassé sa bouteille rendit idiot, je dis qu’il faut plutôt plaindre son malheur que railler sa folle, car il n’y en a pas de plus cruelle que de s’acharner à la poursuite constante de l’idéal.

Bien que la perte de certaines relations eût été pour Mérimée la conséquence inévitable de sa nouvelle attitude politique, il n’en était pas cependant réduit à chercher hors de France des correspondantes dignes de lui, et il en pouvait trouver parmi les femmes qu’il rencontrait à Compiègne ou à Fontainebleau. C’est ainsi que j’ai tenu entre mes mains un certain nombre de lettres adressées par Mérimée à la fille d’un soldat deux fois illustre et par le nom qu’il