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valeur de ses travaux d’histoire et d’archéologie, à sombrer dans un profond oubli. Je ne crois même pas qu’il reste autre chose que le nom du Théâtre de Clara Gazul, qui fut son début. Dans toute la campagne romantique par laquelle il a commencé, Mérimée suivait le mouvement du jour, mais il n’était pas dans sa vraie voie. M. Jules Sandeau a très spirituellement comparé son rôle dans cette campagne à celui de cet homme qui, voyant, lors des journées de juillet, un des insurgés s’escrimer maladroitement avec son fusil, le lui prit des mains, et, pour lui montrer la manière de s’en servir, ajusta un des Suisses du château, le tua ; puis, rendant à l’insurgé son arme, ajouta poliment : « Je vous ; quitte, car ce ne sont pas mes opinions. » Lorsque dans l’Amour africain, Une Femme est un diable, la Famille Carvajal, Mérimée entasse horreurs sur horreurs, l’adultère sur l’assassinat, et l’inceste sur l’adultère, on sent bien que ce ne sont pas ses opinions littéraires, et on croit le voir la plume à la main, le sourire aux lèvres, se demander, tout en écrivant, jusque quel point il pourra pousser l’audace sans révolter ses lecteurs.

De toutes les pièces qui composent le Théâtre de Clara Gazul, celle qu’il y a le plus d’intérêt à relire aujourd’hui, c’est le petit drame intitulé : les Espagnols en Danemark, pour y étudier l’art de dissimuler sous la sobriété de la forme la grossièreté du fond. Il n’y a guère dans cette triste collection d’études morales qu’Henry Monnier a rassemblées sous ce titre : les Bas-Fonds, de scène plus forte que le dialogue entre les deux espionnes, la mère et la fille. Tandis que la fille, éclairée par l’amour, commence à comprendre l’ignominie du métier qu’elles font, la mère, au contraire, énumère tous les profits qu’elle-même a déjà retirés de ce métier, sans compter l’honneur, invite au reste sa fille à ne négliger aucun de ceux que sa beauté lui permettrait de faire, lui raconte comment elle retrouve dans chacun de ses enfans les traits du caractère de leurs différens pères, et répond aux scrupules de conscience de l’infortunée qui voudrait lui faire abandonner leur ignoble entreprise, par ce mot gouailleur : « Et ma conscience ! » Eh bien, toute cette scène se lit jusqu’au bout sans trop de répulsion, parce que la forme en est sobre et châtiée. Ce qui me frappe au reste dans l’œuvre de Mérimée, et ce qui montre bien qu’il n’y a de nouveau dans toute l’école des romanciers modernes que leurs prétentions, c’est qu’il a devancé en quelque sorte toutes leurs hardiesses. Voilà un auteur qu’on n’accusera certainement pas d’avoir sacrifié sur l’autel de la convention. Alfred de Musset a pu dire de lui, dans une métaphore, hardie, qu’il incruste un plomb brûlant sur la réalité. Il s’est plu parfois à, choisir ses types dans les milieux les plus bas, les brigands, les