Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Canova par l’excès de la violence quelquefois, plus souvent par le sensualisme et une mièvrerie efféminée. A Rome cependant le Vénitien passait pour l’héritier direct des Grecs, et la place d’honneur qu’on lui donna et qu’il garde encore dans le Belvédère même témoigne assez d’une admiration dont la postérité a beaucoup rabattu. Thorvaldsen fut sans doute le premier à ne pas partager cet enthousiasme et à comprendre qu’il y avait autre chose à faire. Quoi qu’il en soit, le taciturne Danois ne se présenta ni chez Canova, ni chez aucun autre statuaire ; il se mit bravement à étudier tout seul dans les galeries, se prenant corps à corps avec les vrais modèles, qui le transportaient d’admiration.

On dira que Winckelmann lui avait indiqué la route : assurément, comme à tous ses contemporains. Mais que trouvait-il dans Winckelmann? Des vues très élevées, très pures, mais trop générales, sur l’esthétique des Grecs; des observations plus philosophiques que techniques sur les divers styles et les procédés de leur statuaire; du reste les notions les plus vagues sur les principales évolutions de l’art grec et une critique plus incomplète encore. Winckelmann ne connaît guère que de nom Phidias et les grandes écoles qui l’ont immédiatement suivi. Il ne distingue pas dans les musées de Rome, sauf le Torse du Belvédère, ce qui appartient aux plus belles époques, et tout son enthousiasme se concentre sur le Laocoon et l’Apollon, œuvres désormais classées, par le style comme par l’âge, assez loin du siècle d’or. Ce ne fut donc pas le célèbre antiquaire qui inspira à Thorvaldsen l’idée de s’arrêter tout d’abord devant le Pollux gigantesque de Monte-Cavallo. Ce ne fut pas non plus l’inscription apocryphe du piédestal de la statue, qui n’avait aucun sens pour un jeune homme sans lettres. L’œuvre elle-même, par son caractère majestueux et superbe, le captiva, et, pour son coup d’essai, il en fit une copie, ce qui n’était pas facile, vu la situation et les dimensions du colosse. Or il avait choisi, sans le savoir, celui de tous les antiques de Rome qui rappelle le mieux l’école de Phidias; ce choix instinctif et hardi suffit à montrer l’indépendance et la sûreté de son discernement.

Qu’il ait reçu alors quelques bons conseils de son compatriote Zoëga, tous les biographes le racontent; mais le célèbre archéologue n’ayant laissé aucun ouvrage d’esthétique, on ne saurait déterminer la mesure de cette influence. J’ai entendu citer aussi un autre Danois, le peintre Carstens, comme un guide ou un inspirateur de Thorvaldsen. C’est faire beaucoup d’honneur à Carstens, qui était un habile dessinateur, mais un esprit éclectique et indécis, aussi épris de Michel-Ange et des Florentins que des Grecs, et, dans ses imitations de l’antique, presque toujours froid, guindé et vulgaire. Non, Bertel n’eut aucun maître parmi ses contemporains.