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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/204

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Les forçats ou galériens (silno-katorgniki), sont naturellement de beaucoup les moins nombreux et les moins libres. La peine des travaux forcés remplace la peine de mort, supprimée en 1753 par l’impératrice Elisabeth. Non contente de renverser l’échafaud, la loi russe n’admet point de travaux forcés à vie, la durée des travaux forcés ne peut excéder vingt ans; ces vingt années passées, le forçat rentre dans la classe des condamnés colonisés. Autrefois, sous l’empereur Nicolas et ses prédécesseurs, les galériens subissaient d’ordinaire leur peine dans les mines de Sibérie, et spécialement dans les mines d’argent de Nertchinsk, situées à plus de deux cents lieues au delà d’Irkoutsk et du lac Baïkal. Les criminels, associés parfois aux condamnés politiques, travaillaient enchaînés et demeuraient jour et nuit au fond des humides galeries des mines où ils semblaient ensevelis vivans. Affreuse était la peine, et ce n’était pas seulement dans la législation qu’elle était l’équivalent de la mort. Les tempéramens les plus robustes ne réussissaient pas toujours à résister aux fatigues et aux privations de cette vie souterraine. Comme pour le knout, le maximum légal fixé par la loi semblait le plus souvent une ironie amère ou une hypocrisie ; bien peu des exilés qui descendaient dans les mines de Nertchinsk atteignaient le terme de vingt ans.

Une cruelle aggravation de ce bannissement pénal, pour les condamnés aux travaux forcés du moins, c’est la mort civile, et en Russie la mort civile n’est pas un vain mot; elle brise tous les liens de famille. Sous Nicolas, l’on enlevait parfois aux déportés, à leurs enfans mêmes, jusqu’à leur nom ; les héritiers du condamné pouvaient s’emparer de ses biens, si toutefois ces biens n’étaient pas confisqués; sa femme devenait veuve et comme telle pouvait se remarier. L’église et le gouvernement admettent encore cette cause d’annulation du mariage. A l’honneur du peuple russe, à l’honneur des femmes russes en particulier, il faut dire que, si cette mort légale a parfois donné lieu à d’écœurans spectacles, elle a le plus souvent suscité les plus généreux dévoûmens. C’est ainsi qu’après la conspiration de décembre 1825, qui fit envoyer en Sibérie tant des membres les plus brillans de l’aristocratie, les femmes de déportés appartenant aux premières familles de l’empire, des Troubetskoï, des Shakhovskoï et d’autres, loin de profiter du triste privilège que leur concédait la loi, demandèrent comme une grâce d’échanger, à la suite de leurs époux, les salons de Saint-Pétersbourg ou de Moscou contre les solitudes glacées de la Sibérie orientale où beaucoup sont mortes, où les autres ont vieilli pour ne rentrer dans le pays de leur jeunesse que sous le règne d’Alexandre II, après trente années d’exil. Depuis, des