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toutes les charges de l’occupation de vive force sans en avoir les avantages. Ira-t-elle jusqu’à l’annexion complète et avouée de l’Afghanistan ? Ce serait alors le commencement de complications bien autrement graves, ce serait la question même des rapports de l’Angleterre et de la Russie dans l’Asie centrale. Lorsque récemment les Russes ont engagé une expédition contre les Turcomans-Tekès, peut-être avec l’arrière-pensée d’aller jusqu’à Merv, les Anglais ont vu ces opérations avec ombrage, et ils ont été presque satisfaits des contre-temps qu’a éprouvés dernièrement l’expédition russe par la mort du général Lazaref. Les Russes ne se réjouissent pas sans doute du massacre de Caboul, ils voient probablement avec philosophie les embarras des Anglais ; l’annexion du territoire afghan ne les laisserait plus indifférens, et c’est ainsi que sans cesse, sous toutes les formes, à propos de tout, reparaissent ces questions d’antagonisme et d’équilibre qui troublent le monde.

On n’a point du reste besoin d’aller si loin pour voir s’agiter ces questions : elles se débattent plus près de nous, elles sont partout, dans ces conflits de plumes, dans ces rivalités de chancelleries, dans ces évolutions de diplomatie, dans ce trouble des plus vieilles alliances, dans toutes ces dissonances, ces confusions qui se manifestent au centre de l’Europe et qui déguisent à peine une situation vraiment assez troublée. Le fait est que tout ce qui se passe depuis quelque temps en Allemagne prend un caractère étrange et passablement énigmatique. D’un côté, les journaux allemands et les journaux russes sont entrés tout à coup en campagne et échangent des récriminations passionnées, des défis acerbes ; ils n’interrompent un instant, sur quelque mot d’ordre de circonstance, leurs polémiques bruyantes que pour les reprendre presque aussitôt avec une vivacité nouvelle. Cette guerre de plume n’est point inspirée, si l’on veut, elle peut être désavouée selon le besoin du moment ; elle ne répond pas moins à une antipathie intime qui s’est déclarée entre le chancelier d’Allemagne et le chancelier de Russie, qui n’a fait que s’envenimer depuis quelques années, surtout depuis le congrès de Berlin et qui n’est pas plus dissimulée d’ailleurs par le prince Gortchakof que par M. de Bismarck. La rivalité des deux chanceliers est devenue un des élémens avérés de la politique. D’un autre côté, l’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie choisissent ce moment pour se donner de nouveaux témoignages d’affectueuse courtoisie. L’empereur Guillaume a commencé par envoyer en plénipotentiaire intime le feld-maréchal de Manteuffel à Varsovie, auprès de son neveu l’empereur de Russie, et M. de Manteuffel ne pouvait être envoyé comme un simple chambellan, il avait évidemment la mission de préparer l’entrevue impériale qui vient d’avoir lieu à Alexandrovo, sur la frontière russo-allemande. Les deux souverains se sont rencontrés sans autre suite que leur escorte militaire, sans cortège civil ou diplomatique.