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Que fait-il conclure de tous ces faits qui se mêlent, s’enchevêtrent dans un écheveau de contradictions ? L’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie ont visiblement tenu à donner par leur entrevue un éclatant démenti à tous les mauvais bruits, à bien montrer que leur intimité était au-dessus des polémiques de journaux et même des querelles de leurs chanceliers. Ils ont voulu prouver une fois de plus que tant qu’ils vivraient la paix entre l’Allemagne et la Russie était assurée, l’alliance des deux empires demeurerait intacte. C’est là, on peut le présumer, la signification de l’entrevue d’Alexandrovo. En dehors de cette cordialité personnelle des deux souverains, cependant, la situation tout entière ne reste pas moins avec ses complications d’intérêts, de passions et d’ambitions. Il n’est point douteux qu’en Russie le sentiment national est peu favorable aux Allemands. On ne pardonne pas à l’Allemagne le rôle qu’elle a joué à certains momens de la dernière guerre, l’influence qu’elle a eue sur le dénoûment, et la politique commerciale que vient d’adopter M. de Bismarck, en froissant les intérêts russes, n’est pas de nature à désarmer ces ressentimens. En Allemagne aussi on ne voit pas sans jalousie l’extension de la puissance russe, et c’est ce qui explique le soin qu’a mis M. de Bismarck, surtout dans ces derniers temps, à appuyer l’Autriche, à resserrer ses liens avec elle. Il atteignait un double but : en engageant l’Autriche vers l’Orient, il opposait une puissance ennemie ou rivale à la Russie ; en poussant l’état autrichien dans la voie slave, il a compté peut-être hâter le jour où les élémens germaniques de l’empire austro-hongrois se détacheraient d’eux-mêmes pour revenir à la patrie allemande. M. de Bismarck a seul le secret de ses combinaisons ; il en poursuit la réalisation à sa manière, sans scrupule sur les moyens, sans se piquer de fidélité aux amitiés dans ses évolutions extérieures ou intérieures, laissant son empereur aller à Alexandrovo et les journaux allemands guerroyer contre les Russes, tandis qu’il va lui-même à Gastein et à Vienne s’entretenir avec l’empereur François-Joseph et le comte Andrassy.

N’importe, tout cela est un étrange épilogue de l’alliance fameuse des trois empereurs imaginée ou ressuscitée il y a quelques années par le chancelier allemand comme la souveraine sauvegarde de la paix de l’Europe ! La première conséquence de cette alliance a été la récente guerre d’Orient. La seconde conséquence est ce qu’on voit aujourd’hui, cette situation, où toutes les politiques se surveillent d’un œil jaloux, où l’alliance ne ressemble plus qu’à un rêve platonique caressé par un oncle et un neveu réunis dans une petite ville de passage, et où lord Palmerston, s’il vivait, pourrait dire encore avec son humeur goguenarde qu’il y a de quoi allumer une demi-douzaine de guerres. Merveilleux résultat de la politique de force et de conquête déchaînée depuis quelque temps en Europe !

Et comme les dissonances semblent être partout aujourd’hui, comme