Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/52

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aux besoins de notre imagination et qui ne sont au demeurant que la constatation de cette vie intense, de la profondeur de ces dessous sans lesquels il n’y a point dans l’art de grande création.

Nous lisions dernièrement dans les journaux de Berlin le compte rendu d’une représentation du Lac des fées, et tant de beaux éloges distribués par la critique allemande à cet ouvrage, l’un des plus oubliés chez nous du répertoire d’Auber, n’étaient point sans nous inspirer quelque mélancolie. Eh quoi ! pensions-nous, il y a donc en Europe encore des théâtres où l’on joue le Lac des fées, alors que pour nous autres Parisiens la Muette n’est déjà plus de ce monde ! Mais ne récriminons pas, car seule ici la force des choses aurait des comptes à nous rendre, et nous perdrions notre temps à lui en demander. Personne n’ignore quel rôle fut attribué à la Muette pendant la période tapageuse qui servit de prologue aux événemens de 1870 ; il fallait donc s’attendre à ce qu’au lendemain de nos désastres une musique coupable d’avoir si haut et si imprudemment chanté la victoire tombât en disgrâce pour des années. C’est le destin des œuvres révolutionnaires de bénéficier des circonstances comme d’en pâtir, et la Muette est l’œuvre révolutionnaire par excellence, si bien que nous l’appellerions volontiers la Marseillaise des opéras. Chose singulière que deux esprits si profondément indifférens aux passions politiques. Scribe et Auber, deux épicuriens, deux bourgeois professant avant tout et surtout l’opinion quiétiste, aient allumé pareil volcan ! Serait-ce que ni l’un ni l’autre ne savait ce qu’il faisait et qu’il entre dans l’élaboration de certains chefs-d’œuvre une forte dose d’inconscience? La preuve, c’est que pour Auber le fait ne s’est plus reproduit ; la Muette est dans sa carrière un phénomène que rien ne laisse pressentir et que nul grand ouvrage du même ordre ne suivra. A la veille de frapper ce coup de maître, il écrivait quoi? Fiorella, une de ces pauvretés qui découragent vos meilleurs amis, et le lendemain il se reprenait par Fra Diavolo à l’opéra de genre, et alors pour n’en plus sortir ou du moins qu’à des intervalles éloignés, puisque sur quarante-cinq partitions qu’on a de lui, huit seulement: le Dieu et la Bayadère, Gustave, le Lac des fées, l’Enfant prodigue, le Philtre, le Serment, la Corbeille d’oranges, appartiennent à notre première scène, et encore doit-on reconnaître que le style de ces ouvrages se distingue à peine du style de ses opéras-comiques. La Muette reste donc une œuvre absolument exceptionnelle et sur laquelle il est impossible que l’occasion n’ait pas exercé son influence.

Auber n’eut jamais de ces périodes chronologiques qui marquent le développement des grands génies; sa vie d’artiste se déploie avec une imperturbable uniformité, vous n’y surprenez guère ni