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ressources; mais, fiévreux et troublé, il frappe sur lui à coups redoublés. Il veut en tirer des sons qu’on n’ait point encore entendus, et alors, à côté des inspirations les plus pures, des cris sauvages jaillissent tout à coup, et des accens confus, désordonnés viennent interrompre brusquement les mélodies les plus sublimes, art grandiose et inégal, absolument libre, peu correct dans ses élans, pas toujours clair, mais passionné, véhément, pathétique, tout plein de ce feu du génie qui, une dernière fois, se ravive encore pour jeter son plus grand éclat!

La composition d’ailleurs est des plus simples. On a voulu reconnaître Rembrandt et sa famille dans ces cinq figures de grandeur naturelle qui se détachent vigoureusement sur un fond très sombre. La femme, c’est peut-être bien en effet cette Hendriekie Jaghers dont un document compromettant nous a conservé le nom, et nous retrouvons ici ses traits que souvent alors le peintre a reproduits, son front large, son nez un peu gros, ses fossettes aux joues, sa bouche vermeille, ses grands yeux noirs et la fraîcheur de son teint que font encore valoir les rouges hardis du vêtement. Mais l’homme placé à gauche, assurément ce n’est pas Rembrandt. Avec son visage régulier, son grand air, son nez droit et ses longs cheveux châtains séparés au milieu du front, il offre une vague ressemblance avec notre Poussin. Entre le père et la mère sont groupés les trois enfans. Tout blond, vêtu de rouge et coiffé d’un petit chapeau noir à plumes, le plus jeune, un bébé à l’air espiègle, tient dans une main un jouet et pose l’autre sur la poitrine de sa mère. Près du père, l’aînée des petites filles s’avance portant une corbeille plate remplie de fleurs de toutes couleurs. Sa chevelure dorée, à reflets roux, est retroussée sur le front, qu’elle laisse complètement découvert. Elle est parée comme une petite femme : des perles aux oreilles, une robe, très riche et très ornée, de ce jaune brun qui n’appartient qu’à Rembrandt, avec des crevés blancs aux manches et au corsage. Une petite figure rieuse, irrégulière, mais rose, ferme, appétissante et qui semble appeler les baisers, sépare les deux enfans. Elle a, comme sa sœur, des cheveux d’un brun un peu roux et relevés sur le front. Sa robe est d’un bleu verdâtre, très passé, et sur sa chemisette blanche s’étale une chaîne d’un travail élégant.

A rencontre des ouvrages de la période précédente, l’exécution cette fois ne s’efface plus. Regardez de près le tableau : les moyens y sont très apparens, très variés, très opposés; on dirait que sur le thème modeste qu’il a choisi, le maître s’est proposé d’épuiser en quelque sorte toutes les ressources de la peinture. La lumière est concentrée en plein sur les cinq personnages. Avec l’éclat singulier de leur teint, l’intensité presque surnaturelle de vie qui les anime.