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les plus critiques, il voit par les yeux du cœur les nécessités de son ménage, non-seulement dans les lignes principales, mais dans les plus menus détails ; il multiplie les combinaisons pour alléger à sa femme le double fardeau que lui fait leur existence divisée, et pour ménager son repos en la rassurant sur la dépense. D’ordinaire c’est le mari qui est obligé de rappeler sa moitié aux règles de la bonne économie domestique; ici, au contraire, c’est lui qui stimule la femme à ne respecter ces règles que juste autant qu’elles ne seront pas contraires à l’agrément de sa vie. Il la presse, autant qu’il est en son pouvoir, de prendre sa part des plaisirs du monde, de ne pas s’ennuyer à la campagne, de louer un hôtel à Paris et d’y fréquenter les réunions agréables et les spectacles. « J’ai vu avec peine, ma chère Aimée, que tu as rejeté ma proposition d’employer l’argent du bien d’Italie à t’acheter des diamans, » écrit-il, en 1802, époque à laquelle sa fortune n’était encore qu’à ses débuts et où il l’avait grevée d’avance par la lourde acquisition de sa terre de Savigny ; mais il venait alors de perdre son premier enfant, et toute considération d’économie disparaissait devant le désir de créer une diversion à la douleur de sa femme. « Je ne suis pas du tout de l’avis de la petite Aimée sur l’emploi qu’elle fait de son argent, écrit-il un an plus tard ; en le mettant à se donner ce qu’elle appelle des chiffons, elle m’eût fait bien plus de plaisir qu’en l’employant à me donner des surprises. J’ai cherché à deviner ce qu’elle me préparait, mais en vain. Pour en revenir aux chiffons, ils sont nécessaires, ma bonne amie, ne les néglige pas trop. Je sais bien que ta figure, ta tournure n’en ont pas besoin, mais ils sont reçus dans le monde, et, je t’en conjure, pense un peu à toi. » Ne pouvant réussir à donner à sa femme des goûts mondains, il ne veut au moins laisser échapper aucune occasion de la flatter dans ceux qui lui sont particuliers. Il sait qu’elle aime son jardin, et il lui envoie de Belgique des oignons de tulipes et de renoncules ; il sait qu’elle aime son rôle de ménagère, et il lui envoie d’Allemagne du linge de Saxe. Il est d’autres soins de nature moins matérielle qu’exigent les bons mariages, et Davout s’en acquitte avec un tact parfait. Mille inquiétudes, et quelques-unes de nature bien cuisante, obsèdent l’imagination de Mme Davout toujours séparée de son mari. Depuis la fable antique de Vénus et de Mars, les femmes aiment les victorieux; et Davout, elle le sait, n’est pas de ceux qui sont faits pour être à l’abri des provocations de la beauté. Bonaparte n’a-t-il pas eu la cruauté de lui faire certaines plaisanteries sur les belles dames de Gand à son retour de Belgique? Joséphine n’a-t-elle pas vu le général rire avec une jolie personne et ne l’a-t-elle pas menacé d’en prévenir sa femme? Pendant qu’elle varie ainsi de vingt manières diverses le mot du pigeon de La Fontaine :