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Beaconsfield, lui aussi, a eu récemment à parler au milieu des propriétaires et des fermiers d’Aylesbury, et il a mis son art le plus raffiné à ne pas même dire un mot de tout ce qui préoccupe l’opinion. On attendait peut-être de lui un discours politique, quelques explications sur l’Afghanistan : il a déconcerté tout le monde, il a parlé avec une imperturbable assurance de la crise agricole, des fermages, du Canada et des ressources qu’il offre à l’émigration. C’était se tirer d’affaire en habile homme, accoutumé à jouer avec les auditoires et les difficultés.

Au fond, lord Beaconsfield sait bien qu’en penser, et s’il avait eu d’abord l’idée de faire des élections au lendemain de ce qu’il considérait comme une série de succès diplomatiques ou militaires, il est probablement moins disposé aujourd’hui à risquer cette aventure sous le coup des sanglans incidens de Caboul. Les vacances sont longues en Angleterre; le parlement, tel qu’il est, ne se réunira guère qu’au mois de janvier ou de février. D’ici là tout aura pu être réparé. On en a déjà fini à peu près avec la guerre du Zoulouland par la récente capture de ce petit roi barbare Cettiwayo. Quelques mois suffiront sans doute pour mener à bonne fin la nouvelle campagne de l’Afghanistan. Lord Beaconsfield y compte bien, il compte toujours sur sa fortune, et il retrouvera sûrement la parole dès qu’il le faudra, quand il pourra aiguiser sa mordante et superbe ironie contre ses adversaires, contre l’opposition qui le menace de ses assauts. C’est un joueur audacieux qui ne réussit pas toujours, qui est souvent trahi par son imagination; il a eu du moins le mérite de relever l’Angleterre, de la replacer fièrement dans les conseils de l’Europe, de donner satisfaction à son orgueil aussi bien qu’à ses intérêts. C’est ce qui a fait sa popularité, et sous ce rapport comme pour sa belle humeur, il est de la race de ce ministre d’autrefois qui revit avec son originale physionomie dans un livre dont la seconde partie vient d’être mise au jour : Lord Palmerston et sa correspondance intime.

Y aura-t-il désormais, dans notre monde moderne si changeant, y aura-t-il même en Angleterre de ces grandes existences vouées tout entières aux affaires publiques, confondues pour ainsi dire avec la vie nationale? Palmerston avait eu cette fortune d’être membre de la chambre des communes avant vingt-cinq ans, d’être ministre, même ministre de la guerre dès 1810 en face du premier empire napoléonien et il ne s’est éteint qu’en 1865 : il est mort debout, premier ministre de l’Angleterre, après avoir vu quatre ou cinq révolutions passer sur la France et un autre Napoléon reparaître sur la scène. Pendant plus de soixante années, il n’a cessé un instant de voir de près les plus grandes affaires, d’être mêlé à tout, d’avoir un rôle souvent prépondérant soit dans le parlement, soit au pouvoir, de manier tous les ressorts de la puissance de son pays. Il a parcouru cette carrière d’un pied léger, en homme à l’esprit toujours vif, aux goûts mondains, à la parole prompte