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M. Disraeli, rallia tous les suffrages. Les tories avaient un chef et ils avaient aussi un orateur. Alors commença cette lutte mémorable qui, pendant plusieurs mois, tint l’Angleterre et l’Europe attentives. M. Disraeli l’a racontée dans la Vie de lord George Bentinck, où il s’efface modestement derrière son chef, bien que son rôle personnel ait été aussi actif qu’important. Sir Robert Peel réussit, avec l’appui des whigs, à faire voter l’abrogation des Corn Laws; mais, à leur tour, les amis de lord George Bentinck se joignant aux whigs et aux députés irlandais firent rejeter un bill qui investissait le gouvernement de pouvoirs extraordinaires en Irlande. Le ministère donna sa démission, et lord John Russell prit le pouvoir. Ainsi que M. Disraeli l’avait annoncé au roi Louis-Philippe, la carrière politique de sir Robert Peel était terminée.

L’un des premiers actes du nouveau ministère fut la présentation d’un bill qui modifiait la formule du serment à prêter par les membres du parlement : l’élection du baron Lionel de Rothschild, qui venait d’être nommé, à une grande majorité, député de la cité de Londres, était l’occasion de ce bill qui, en ouvrant au baron les portes de la chambre des communes, devait consacrer l’émancipation politique des Israélites. Inspiré par son sujet, M. Disraeli prononça en faveur de la mesure ministérielle un discours d’une haute éloquence, et il entraîna avec lui la majorité du parti tory. Par une contradiction singulière autant qu’inattendue, lord George Bentinck, qui avait voté l’émancipation politique des catholiques, ne put se résoudre à voter celle des israélites. Il ne témoigna aucune amertume de se voir abandonné sur cette question par un grand nombre de ses amis; mais, comme sa santé commençait à se ressentir du travail excessif qu’il avait dû s’imposer, il invoqua le déclin de ses forces pour abdiquer la direction du parti tory en annonçant l’intention de se consacrer tout entier à la défense des intérêts coloniaux. Après les services que M. Disraeli avait rendus et le rôle qu’il avait joué dans toutes les discussions importantes, nul ne pouvait songer à lui disputer le premier rang. Un assentiment unanime lui déféra la direction que lord George Bentinck abandonnait : la mort inopinée de celui-ci, frappé d’apoplexie l’année suivante, acheva de consolider son autorité. Dix ans après son entrée à la chambre, M. Disraeli, par son mérite et son énergie, plus encore que par un heureux concours de circonstances, devenait le chef reconnu d’un grand parti. Quel usage allait-il faire de cette autorité conquise par l’ascendant légitime du talent ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.