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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/846

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pendant quatre minutes, voilà que vous reprenez votre cornette et vos cotillons, et que vous redevenez femme. A la bonne heure! eh bien ! il faut vous traiter comme telle. Voilà qui est fait. » Dieu sait cependant ce que Mlle de l’Espinasse et la société du XVIIIe siècle pouvaient entendre sans se fâcher. Bordeu avec l’une et Diderot avec l’autre allèrent vraiment trop loin.

Je sais comment Diderot se défendait. Ce germe d’apologie, nous le trouvons dans une curieuse lettre d’envoi (publiée pour la première fois) qui accompagnait la rédaction nouvelle du Rêve de d’Alembert, celle qui s’est perdue. Diderot rappelle la différence qu’il y a entre une morale illicite et une morale criminelle ; il veut qu’on n’oublie pas d’ailleurs que l’homme de bien ne fait rien de criminel, ni le bon citoyen d’illicite. « Il est, dit-il, une doctrine spéculative qui n’est ni pour la multitude ni pour la pratique, et, si sans être faux, on n’écrit pas tout ce que l’on fait, sans être inconséquent, on ne fait pas tout ce qu’on écrit. » Je comprends à peu près ce que veut dire l’auteur, mais il ne me convainc guère. Cette doctrine spéculative m’inquiète; si elle a pour elle la vérité, qu’importe, au moins pour la vie privée, qu’elle ait contre elle les mœurs, qui sont des préjugés, et les lois qui sont d’autres préjugés? Si l’on peut la pratiquer en secret, en dehors de l’action des lois et de l’opinion publique, pourquoi s’en priver? Diderot prétend que sans être inconséquent on ne fait pas tout ce qu’on écrit. D’accord ; mais est-il bien sûr que les lecteurs que la doctrine spéculative aura persuadés se réfugieront dans une pareille excuse? Et pourquoi le feraient-ils ? Ils répondront que si l’on peut sans inconséquence ne pas faire tout ce qu’on écrit, on est au moins assuré, en le faisant, d’être parfaitement d’accord avec soi-même et avec la nature, seul arbitre de la morale. Et ils auront raison contre Diderot. — Je comprends mieux l’autre argument donné dans la même lettre. Diderot supplie son ami de ne communiquer cette œuvre à personne. C’est là un argument tout pratique où nous n’avons rien à voir : « Il y va, dit-il, de mon repos, de ma vie et de mon honneur ou de la juste opinion qu’on a conçue de mes mœurs. » Cela n’intéresse que l’auteur et n’a rien de commun avec la distinction a de la doctrine spéculative et de la pratique » c’est-à-dire, en mots plus clairs, des deux morales, l’une pour les philosophes et l’autre pour le peuple. Il est bien certain, d’ailleurs, que les expériences sur le croisement des espèces, recommandées dans la Suite de l’entretien et l’indifférence proclamée dans le Supplément du Voyage de Bougainville à l’égard de certaines actions physiques auraient de graves conséquences si on les appliquait a à la multitude » ; mais est-ce à dire qu’elles seraient sans gravité entre savans? — C’est précisément cette distinction entre la morale philosophique et la morale