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son Essai d’éducation nationale. « N’y a-t-il pas trop d’écrivains, trop d’académiciens, trop de collèges?.. Il n’y a jamais eu tant d’étudians... le peuple même veut étudier; des laboureurs, des artisans envoient leurs enfans dans les collèges des petites villes, où il en coûte si peu pour vivre. » Et là-dessus, des jésuites qu’il venait d’attaquer, passant aux frères ignorantins, il ajoutait impitoyablement : « Les frères sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à des enfans qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner, et à manier le rabot et la lime... le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. » Voilà Joseph de Maistre dépassé de beaucoup et sa boutade réduite en système, — quarante ou cinquante ans devant qu’elle ne lui échappât, — par l’homme qui pourtant prononça le premier cette formule désormais célèbre, « que l’état devait élever les enfans de l’état. » J’emprunte ces deux citations de La Chalotais à M. Jules Rolland, l’auteur d’une intéressante, mais un peu lourde, Histoire littéraire de la ville d’Albi[1]. C’est avec raison qu’il a rapproché de ces paroles tant d’autres paroles analogues échappées à Voltaire sur « la canaille » et les « gueux ignorans, » et la nécessité, dans une société bien ordonnée, de maintenir le peuple croupissant dans son ignorance et dans son abjection naturelles. C’est avec raison surtout qu’il rappelle la lettre de Voltaire à La Chalotais. Car dans le mémoire de La Chalotais, c’est justement ce passage qu’a visé tout d’abord le seigneur de Ferney : « Je vous remercie, monsieur, de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues ou pour les atteler. » Diderot n’est pas de cet avis, il s’en faut du tout au tout, mais il convient quelque part que cette opinion sur l’instruction du peuple est l’opinion de la noblesse et des lettrés. S’il parle absolument, il va trop loin ; tous les lettrés du XVIIIe siècle ne partagent pas ces opinions, et lui-même, Diderot, en est la preuve. Aussi ne parle-t-il pas absolument, il constate une opinion, il fixe l’état d’une question, et je dis qu’à défaut d’autres textes, cette constatation, ces plaintes, ces récriminations suffiraient encore pour nous permettre d’affirmer qu’à la veille de la révolution française l’instruction populaire était plus largement répandue qu’on ne l’a cru longtemps.

Au surplus, les chiffres ne manquent pas, et puisque dans les questions de ce genre on veut que les chiffres aient le dernier mot, citons en quelques-uns. En 1789, une seule congrégation de femmes, peu connue d’ailleurs, la congrégation des filles de la Providence, dirigeait 116 maisons d’instruction, qui recevaient 11,660 élèves. Deux autres congrégations, plus célèbres, les ursulines et les filles de Saint-Vincent-de-Paul,

  1. Jules Rolland, Histoire littéraire de la ville d’Albi; Toulouse, 1879, Privat.