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ou peu de chose. Est-ce le jugement ? Non. Rien de plus ordinaire que les hommes d’un grand jugement dont les productions sont lâches, molles et froides. Est-ce l’esprit ? Non, l’esprit dit de jolies choses et n’en fait que de petites. Est-ce le goût ? Non. Le goût efface les défauts plutôt qu’il ne produit les beautés ; c’est un don qu’on acquiert peu à peu, ce n’est pas un ressort de nature. » Puis, revenant sur lui-même et s’analysant sous forme indirecte : « Est-ce la chaleur, la vivacité, la fougue même ? Non, répond toujours Diderot qui se connaît bien : les gens chauds se démènent beaucoup pour ne rien faire qui vaille. Est-ce la sensibilité ? Non encore. J’en ai vu dont l’âme s’affectait promptement et profondément, qui ne pouvaient entendre un récit élevé sans sortir d’eux-mêmes, transportés, enivrés, fous, un trait pathétique, sans verser des larmes, et qui balbutiaient comme des enfans, quand il fallait parler ou écrire[1]. » Où donc est ce ressort de nature qui pousse aux grandes œuvres ? Diderot est contraint par son système d’accorder beaucoup à la conformation du cerveau, mais il avoue avec une très louable ingénuité que de cette conformation particulière ni lui ni personne n’a de notion précise, et qu’en assignant une telle cause on ne sait trop ce qu’on veut dire. — Ce qui est le plus saillant dans le génie, c’est une sorte d’intuition qui devance et guide l’observation. « Le génie ne regarde point, il voit ; il s’instruit, il s’étend sans étudier ; il n’a aucun phénomène présent devant lui, mais ils l’ont tous affecté, et ce qui lui en reste, c’est une espèce de sens que les autres n’ont pas ; c’est une machine rare qui dit : cela réussira,, et cela réussit ; cela ne réussira pas,, et cela ne réussit pas ; cela est vrai ou cela est faux,, et cela se trouve comme il l’a dit. » C’est une sorte d’esprit prophétique, conclut Diderot, différent selon l’art, la science, les conditions où on l’emploie. — Nous voilà au rouet, comme disait Montaigne ; partis de l’inexplicable, nous y revenons. Le génie garde son secret, et le problème demeure intact devant nous.

Mais reconnaître l’essence indéfinissable du génie, cela ne vaut-il pas mieux que de la détruire en l’expliquant ? Qu’avons-nous gagné de notre temps à ce que de brillans successeurs de Diderot aient voulu aller plus loin et nous donner la formule du génie à peu près comme on donne la formule d’une combinaison chimique ? Qu’avons-nous gagné à ce qu’on ait essayé avec tant de ressources d’érudition et d’esprit, avec une dialectique si savante, de transformer l’histoire des littératures et des sciences, l’histoire du génie de l’homme en un problème de mécanique psychologique ? Qui a-t-on persuadé ? Et la tentative a-t-elle eu d’autre résultat que de faire

  1. Tome IV, page 26.