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laquelle on n’était point préparé, ne pouvait manquer d’émouvoir l’opinion. Pourquoi le comte Andrassy se retirait-il ? En vain il alléguait des raisons de santé, aucun Viennois ne les a prises au sérieux. Dans la conversation qu’il eut à ce sujet avec un journaliste, il déclara qu’il était au bout de ses forces et de ses nerfs, qu’il aspirait au repos, qu’il n’avait jamais eu cette ambition dévorante qui triomphe de toutes les lassitudes, qu’il avait pris la direction des affaires malgré lui, que ce fardeau lui pesait, qu’il lui tardait depuis longtemps de rentrer dans la vie privée, étant beaucoup plus sensible aux traverses, aux dégoûts, aux déboires, qui sont l’inévitable partage des grandes situations, qu’aux jouissances douteuses d’amour-propre qu’on en retire : — « Je me comparerais volontiers, ajouta-t-il, à ce bon prêtre qui aimait un peu trop à jouer au whist et qui un jour, par une distraction fâcheuse, avala une fiche, croyant avaler la sainte hostie : « Le ciel m’ait en pitié, disait-il, je n’ai avalé que les os. du Seigneur. » En conscience, j’en peux dire autant, je n’ai guère connu les joies que procure le pouvoir, je n’ai avalé, moi aussi, que les os du Seigneur, d’autres ont mangé la chair. » — Il se compara encore à un marin qui, après avoir fait le tour du monde, reste toujours sujet au mal de mer, ce qui lui fait prendre son métier en dégoût, et il affirma au journaliste étonné que l’ambition est une chimère, que la liberté est le premier des biens. Ces comparaisons n’ont persuadé personne. En revanche, on a jugé qu’il était sincère lorsqu’il se plaignait que l’Autriche-Hongrie fût un empire difficile à gouverner, où l’on rencontrait à chaque pas des juristes à l’esprit contentieux, des docteurs trop subtils, des excellences fertiles en objections qui ont toujours des remontrances à vous faire et qui se mettent facilement en colère quand on ne fait pas tout ce qu’elles veulent. — « Ces gens-là, disait-il encore au journaliste, se piquent de tout arranger pour le mieux ; si le bon Dieu les avait consultés, ils auraient simplifié par quelque trouvaille de génie la mécanique céleste, ils n’auraient jamais souffert que les ellipses eussent deux foyers, et en un de compte les étoiles nous seraient tombées sur la tête. »

De toutes les suppositions qu’on a pu faire pour expliquer la retraite du comte Andrassy, la plus simple est probablement la meilleure. Il est des hommes qui, doués d’un génie exceptionnel, savent se rendre nécessaires, et qui peuvent s’abandonner impunément à tous les caprices de leur humeur. Il en est un qui gouverne le monde du fond d’un ermitage ; il a beaucoup d’ennemis et il s’en soucie « aussi peu qu’un éléphant se soucie d’une aiguille. » On assure que son souverain a di t un jour de lui : « Il est insupportable, mais nous devons tous le supporter. » Quand on n’est pas un homme exceptionnel, on s’use vite au pouvoir, surtout lorsqu’il s’agit de gouverner l’empire austro-hongrois, où la principale occupation d’un ministre dirigeant est de chercher