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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/118

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par un propriétaire pressé d’en finir. Elles étaient livrées à toutes les angoisses du dernier jour d’un condamné quand elles virent briller les sabres de notre avant-garde. Leur raison, qu’il fallut une semaine à raffermir, n’y avait pas résisté; elles étaient à moitié folles et nous donnaient avec une sorte de délire, en espagnol et en indien indistinctement, car elles n’avaient plus conscience de la langue qu’elles parlaient, des explications sur la fuite de Namuncurà qui, si on les eût écoutées, nous l’eussent fait poursuivre tout de travers. — « Vous pouvez me croire, nous criait l’une d’elles, je suis chrétienne! Ne le voyez-vous pas à mon visage? » — La pauvre créature se faisait cruellement illusion : la vie sauvage avait tellement déteint sur ses traits qu’elle ne différait des femmes indiennes que par son exaltation. C’était la fille d’un estanciero, homme à son aise, possesseur d’une lieue carrée de terrain et d’un millier de vaches. Puissent les enfans qu’elle ramène du désert et que voilà désormais, car c’est le cas d’appliquer l’antique maxime que « le ventre anoblit, » des citoyens de la confédération argentine, être un jour de braves gens !

La devineresse nous donna des renseignemens plus précis. Namuncurà l’avait appelée de grand matin, au moment où nous abandonnions la mare aux puits secs, lui avait fait égorger un jeune poulain et consulter son cœur et ses entrailles afin de savoir si nous franchirions cette lande et si nous arriverions jusque-là. Elle affirma intrépidement que non ; elle avait fait le chemin à pied, et en avait conservé un cuisant souvenir. Sur quoi le cacique, moins confiant, était moulé à cheval et était parti pour Choyqué-Mahuida. Son intention était de gagner de là les Andes et de demander asile à son oncle Reuquecurà. C’est ce qu’il a fait; le régiment qui le poursuivait a dû, faute d’eau potable et de sentiers, renoncer à franchir les fourrés inextricables qui le séparaient du Rio-Colorado. J’avais remarqué en errant à travers les rochers le poulain du sacrifice sacré pendu à un arbre. Ces aveux me le rendaient intéressant; je remontai à cheval pour aller le contempler. C’était l’origine d’un culte que j’avais devant les yeux... L’origine? pas tout à fait. Comme les prêtres primitifs ont toujours préféré lire les secrets du destin dans le sang d’animaux comestibles, c’est un petit enfant ou quelqu’une de ces infortunées captives qui eût fait jadis les frais de la cérémonie. Qui sait si la belle légende du sacrifice d’Abraham, reste d’une tradition très ancienne, n’est pas tout simplement un vestige, plus tard poétisé, de l’époque anthropophagique? Qui sait si le sacrifice d’Iphigénie?.. Ah ! il serait cruel de penser que les beaux vers qu’il a inspirés dans toutes les langues sont dus à un ressouvenir de la plus abominable coutume de nos premiers ancêtres ! Parlons géologie, c’est plus consolant. Du moins les débuts de la matière inerte