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qu’à son grau d’Aigues-Mortes. » Ces privilèges exorbitans furent ratifiés par tous les rois de France; et en 1557 Henri II, renchérissant encore, ordonnait que des pieux fussent plantés au grau voisin de Mauguio pour n’en laisser l’accès libre qu’aux seules barques de pêcheurs.

Mais ces mesures de protection devaient être vaines. C’est le sort de tous les ports situés dans la zone d’inondation d’un fleuve de trouver la mort dans la lagune même qui leur a donné la vie. Le Rhône comblait peu à peu la lagune d’Aigues-Mortes ; et, comme le port n’était en somme qu’une partie des étangs de la Ville et de la Marette traversés par le fleuve, il ne tarda pas à s’envaser. Le ma était déjà bien avancé lorsque François Ier fit détourner l’un des bras du Rhône pour défendre contre les inondations les salines de Peccais. Il n’y eut plus dès lors de courant dans la lagune; les eaux privées de circulation croupirent sur place ; l’évaporation développa à la surface de cet immense marécage des miasmes putrides. En même temps le sous-sol vaseux s’exhaussait d’une manière continue; les profondeurs devenaient partout insuffisantes, les navires arrivaient de plus en plus difficilement sous les murs de la ville; il leur fallut bientôt s’arrêter en vue de la plage, où ils déchargeaient leur cargaison sur des allèges, — opération pénible et même dangereuse, car ils se trouvaient exposés à la fois aux coups de mer, aux déprédations des pirates et souvent même se pillaient les uns les autres. C’est en vain que Charles IX et Henri IV cherchèrent à ranimer le commerce. Le désert se faisait peu à peu autour de la ville jadis si animée. L’émigration prenait d’effrayantes proportions; les habitans, minés par la fièvre, connurent bientôt la misère et la faim. Pour comble d’infortune, le port de cette détourna d’Aigues-Mortes toutes les faveurs royales, et il ne resta plus à la vieille cité de saint Louis que le souvenir de sa grandeur passée et le plus magnifique diadème architectural que le moyen âge ait laissé au front de ses villes fortifiées.

Aigues-Mortes expie cruellement aujourd’hui les privilèges dont elle a joui pendant quatre siècles. C’est de tous les ports de la Méditerranée celui qui est le plus délaissé; c’est surtout celui qui a la plus détestable réputation. Ce discrédit et cet abandon ne sont pas aussi mérités qu’on semble le croire.

Il est certain que, tant que le port d’Aigues-Mortes n’a été qu’un mouillage dans l’intérieur d’une lagune, tant que cette lagune elle-même a été envahie par les eaux limoneuses du Rhône, la situation nautique ne pouvait être que variable et précaire. Chaque inondation déplaçait et exhaussait le fond des étangs, et on pouvait prévoir l’époque fatale où la lagune vive serait transformée en lagune morte, dans laquelle la navigation serait désormais impossible.