Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noble amie les scrupules qu’elle éprouvait à admirer la hardiesse de ses hypothèses. Si ce fut là son but, il y réussit pleinement, car cette conciliation, qui ne nous paraît aujourd’hui qu’à moitié satisfaisante, rassura cependant Mme Necker.


Je conserverai précieusement, lui écrivait-elle, le présent inestimable dont vous me croyez digne. C’est un modèle du respect qu’on doit avoir pour les idées reçues quand elles sont utiles. J’y verrai comment on peut sacrifier l’orgueil et l’opiniâtreté du génie en l’obligeant à user de ses forces contre ses propres opinions quand elles peuvent être dangereuses, et je ne serai jamais humilliée en faisant devant vous les aveux d’une âme honnête qui cherche un appui dans le ciel, comme un sentiment dans le cœur de ses amis.


Mais cette concession que Buffon faisait aux opinions reçues ne suffisait pas pour éteindre entre Mme Necker et lui toute controverse. J’en trouve la preuve dans une lettre postérieure de quelques années où Buffon fait allusion à ses dissentimens avec elle sur un sujet bien autrement grave que les évolutions successives du globe, sur l’existence même et la survivance de l’âme. Celui qui a écrit après saint Paul et après Racine une si belle page sur l’homo duplex, l’homme double que chacun sent au dedans de soi, ne paraît pas dans cette lettre très persuadé que de ces deux hommes l’un soit formé d’un principe et puisse compter sur un avenir distincts de l’autre. Je citerai en entier cette lettre deux fois curieuse parce qu’on y trouve ensemble l’expression des hésitations de Buffon sur ce point capital de toute croyance philosophique et celle d’une tendresse dont les années ne faisaient qu’accroître l’ardeur :


Je ne vous verrai donc qu’à mon retour à Paris. Ah ! mon adorable amie, que ce prolongement d’absence est cruel à mon cœur ! Je comptois fermement que de Lyon à Paris vous ne prendriés pas d’autre route que celle de Montbard, et je ne me console de m’être trompé qu’en pensant que vous y comptiés aussi et que cela n’a pas dépendu de votre volonté ; je vous adore si sincèrement que je crois être sûr que vous m’en savés gré, je vous aimerai toute ma vie, et même dans l’autre et pour l’éternité, si, comme je le désire, votre opinion est meilleure que la mienne. Avec quelle finesse de tact, avec quelle grâce vous me donnez cette leçon de philosophie dans votre dernière lettre ! Elle contient en quatre pages plus d’un volume de sublime morale ; chaque ligne est un axiome, et toujours le sentiment exquis précède la profonde pensée ; oui, divine personne, vous êtes tout esprit et tout âme ; plus le corps est affaibli, plus votre tête a de force ; les deux substances sont donc bien distinctes chez vous tandis que chez moi elles n’en font