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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/543

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Samedy, à six heures.

Il est matin, et sûrement vous n’êtes point encore levée. Peut-être quelque songe vous rappelle en ce moment, ou les idées agréables que vous avés eu la veille, ou les idées agréables que vous avés données. Pour moi, après avoir passé une nuit tranquille, je viens de m’éveiller en pensant à vous. Je vous écris près d’une fenêtre qui donne sur mon petit jardin rustique ; le soleil levant m’envoie quelques rayons. J’ay sous les yeux des espaliers qui me promettent des fruits pour cet automne, et j’entends dans un jardin voisin le bruit d’une bêche qui ouvre la terre. L’homme travaille et la nature se réveille ; c’est pour moi un jour de plus où je penserai à votre amitié et à mon bonheur. Oui, cette amitié fait et fera le charme de ma vie. J’y trouve à la fois ce qui élève l’âme et ce qui la console. La mienne est plus tranquille et plus calme depuis que je suis à la campagne. Je m’y suis pourtant fort ennuyé les premiers jours. J’y ay porté des chagrins qui me sont sensibles, et la solitude qui, à la longue, calme les peines, les irrite d’abord. Éloignée de ce qui peut la distraire, l’âme pèse plus sur elle-même, mais la réflexion vient, et ce qu’on appelle philosophie est enfin de quelque secours. Loin de toutes ces misères de société, on sent mieux que ce sont des misères. Les grands objets effacent les petits. En pensant aux amis qu’on a, on se console de ceux qu’on n’a pas ; on pardonne à l’indifférence, et même à la fausse amitié, plus cruelle cent fois que l’indifférence même. Pourquoi vous parlé-je encore de tout ceci ? Je vous en ai trop fatiguée peut-être ; mais l’amitié, et la vôtre surtout, est indulgente. D’ailleurs, en vous en parlant, je sens mieux tout ce que vous êtes, par ce que les autres ne sont pas. Il n’y a pas de jour ici où je ne vous aye regrettée, où je n’eusse désiré vous voir et causer avec vous. Je n’ay pas fait de promenade que vous n’eussiez embellie pour moi. Je vous cherchois, mais vous étiés toujours à quatre lieues de moi. Oui, j’aime à être auprès de vous, à respirer le même air, à connoitre vos idées, à partager vos sentimens. Si c’est un mal, je sens que je ne me corrigerai pas sitôt. Parlés moi un peu de ce que vous faites. Pour moi, j’écris, je lis, je me promène, je monte à cheval. Je parcours souvent une grande et belle forêt. Les vastes forêts sont pour moi un des beaux objets de la nature. Je trouve qu’elles reposent et agrandissent l’âme. On peut vous parler ce langage. Votre imagination sent la nature et votre esprit sçauroit la peindre. Quoy que je fusse bien charmé de recevoir une lettre de vous, ne vous gênés pas cependant pour m’écrire. Ne m’écrives même pas, si vous voulés. Ne scais-je pas que vous avés quelque amitié pour moi ? Votre silence m’en seroit encore une nouvelle preuve. Non, mon cœur ne veut calculer qu’avec ceux qui calculent tout et ne sentent rien.