le conduit, son cœur ne tremble pas plus que sa raison ne recule. Lorsque Descartes, avant de commencer à philosopher, enfermait la théologie dans son arche sainte, était-il plus radical que Scot Érigène débutant par établir la prééminence de la raison sur l’autorité et réservant pour le seul enseignement des simples les témoignages des pères et de la tradition? Certains critiques allemands, nous dit Saint-René Taillandier, ont essayé d’établir la parenté de la doctrine de Scot Érigène avec les plus modernes systèmes de la philosophie germanique, et cette entreprise n’a rien qui soit pour beaucoup étonner, tant les ressemblances sont frappantes. Jusqu’à quel point le Dieu et l’Univers de Scot Érigène, ce rien absolu qui est au-dessus de toute détermination, ces idées qui sont à la fois créées et créatrices, cette distribution incessante de la vie à travers les domaines de la nature par l’action du Saint-Esprit remplissant l’office de l’éternel devenir, diffèrent du Dieu et de l’Univers de Hégel, nous ne nous arrêterons pas à le chercher, mais à coup sûr ils diffèrent sensiblement du Dieu et de la création des chrétiens. Et que dire de cette explication symbolique de l’Écriture qui substitue l’interprétation individuelle selon l’esprit au sens textuel déclaré bon pour les hommes de chair, ou de cette hardie négation de l’éternité des peines, conséquence de la négation plus hardie encore de l’existence réelle du mal? Ce qui en dit plus long sur les tendances de sa doctrine que toutes les plus ingénieuses apologies, c’est le silence que l’église du moyen âge s’obstina toujours à garder sur son compte. Comme le dit excellemment M. Guizot, en parlant de ce même grand esprit, on n’abuse pas des adversaires intellectuels, et ce caractère flottant, prêtant à l’illusion, qui a permis à Saint-René Taillandier de voir en lui un chrétien véritable, est précisément ce qui mit l’église à son égard dans une attitude de muette réserve. Le critique réussit donc imparfaitement à établir d’une manière étroite les liens qui rattachent Érigène aux scolastiques et aux mystiques du moyen âge, dont aucun ne songea d’ailleurs jamais à se réclamer de lui ; en revanche, il réussit à merveille à établir ses rapports très directs avec tous les adversaires de l’orthodoxie, qui, eux, l’ont tous avoué pour maître, et l’équivoque Amaury de Chartres, et le batailleur Bérenger de Tours, et les albigeois parmi lesquels il était en grand renom, et l’évangile éternel de l’abbé Joachim de Flore, qui est mieux qu’en germe dans le commentaire sur l’Évangile de saint Jean retrouvé par M. Ravaisson. Un tel fait parle assez haut. Si Scot Érigène n’est pas l’ancêtre lointain des philosophes modernes, tenons-le en toute assurance pour le père véritable de cette curieuse race mixte de libres penseurs sous robe chrétienne qui n’a disparu qu’au commencement du XVIIe siècle et dont les derniers furent Giordano
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