Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/781

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à toutes les recherches. M. Thiers arrivait au pouvoir avec la mission et la résolution d’en finir avec ces troubles, avec cette romanesque aventure de la princesse errante. Dès les premiers jours, il écrivait avec vivacité au représentant principal du gouvernement à Nantes: « Nous voulons prendre le duc d’Enghien, mais nous ne voulons pas le fusiller; nous n’avons pas assez de gloire pour cela, et si nous l’avions nous ne la souillerions jamais. » Il ne se doutait pas, en parlant ainsi, que l’occasion, la tentation si l’on veut, allait s’offrir à lui, sous la figure d’un juif renégat, deux fois traître, proposant de livrer à prix d’argent la liberté et l’asile de la femme dont il avait gagné les bontés en Italie par une conversion religieuse.

Que le moyen fût équivoque et hasardeux, c’est bien certain. Ministre chargé de la sûreté de l’état, M. Thiers ne se croyait pas le droit de négliger un avis mystérieux qu’il avait reçu, il était allé hardiment de sa personne à un rendez-vous nocturne donné dans une allée déserte des Champs-Elysées par un inconnu qui offrait la compliqué de la trahison, — et le dernier mot de ce drame de police était l’arrestation de la duchesse de Berry à Nantes ! A dire toute la vérité aujourd’hui, c’était peut-être une autre manière de « fusiller le duc d’Enghien. » Le ministre de l’intérieur, en se servant d’un instrument qu’il méprisait, avait plus d’une excuse. D’abord il ne pouvait pas prévoir les suites d’une aventure dont le dénoûment devait être un embarras autant qu’une satisfaction pour la dynastie nouvelle. M. Thiers avait une raison plus sérieuse, plus politique, et cette raison il la confiait à Berryer dans un entretien familier et secret qu’il avait provoqué. « Mon cher collègue, lui disait-il, vous êtes un homme de trop de valeur pour que je ne tienne pas à vous donner une explication. Dans votre parti on crie beaucoup contre moi pour ce que j’ai fait. Eh bien ! voici un portefeuille, — et il montrait le portefeuille, — où. il y a de quoi faire condamner à mort tous les chefs légitimistes insurgés en Vendée. Puisque c’est la guerre, j’avais le moyen de la faire décisive et victorieuse pour nous. Frapper les chefs, je le pouvais; leur condamnation est là, signée de leur main, il s’est trouvé un autre moyen, moins tragique, moins cruel : prendre une femme plutôt que d’envoyer à la mort trente ou quarante personnes peut-être. Je n’ai pas hésité: pour sauver les hommes, j’ai pris la femme. L’histoire m’en tiendra compte et j’espère que vous-même, oui, vous, vous ne me blâmerez pas. » M. Thiers, dans tous les cas, avait réussi plus qu’il ne le pensait lui-même, sûrement au-delà de ce qu’il aurait voulu; il avait sans le savoir et pour longtemps mis hors de cause le parti légitimiste surpris dans une tentative de guerre civile qui Unissait comme un roman d’aventure.