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seuls lui fournirent des renforts sérieux. L’hégémonie romaine était déjà trop bien établie et le Carthaginois trop suspect pour que la vieille Etrurie et le vieux Latium, l’Ombrie et le Samnium fissent cause commune avec lui. Voilà ce qui à la longue devait lui être le plus funeste. Hannibal, en définitive, est un vaincu. Mais il faut ajouter à l’honneur de l’esprit humain que la défaite finale ne ternit pas la gloire lorsqu’elle est précédée par l’héroïsme, et constamment ennoblie par la persévérance de l’effort. Pour un homme de guerre comme pour une nation, ce qu’il y a de plus terrible, c’est de succomber sans avoir combattu. Si la vraie grandeur ne devait se mesurer qu’à l’aune du succès final, il faudrait exiler du panthéon de l’histoire ceux qui sont les plus dignes d’y figurer. Il est bon que cela soit impossible. De quoi sommes-nous certains, nous tous qui, dans notre éphémère passage, prenons si souvent pour un succès définitif ce qui n’est que le prélude de la défaite, nous qui croyons si souvent avoir partie gagnée dans l’ignorance où nous sommes des cartes inattendues qui vont s’abattre sur le tapis du destin? Nous ne sommes assurés que de la grandeur de l’effort et du déploiement de vigueur qu’il suppose.

Il y aura donc toujours, quelle que soit l’issue finale, une respectueuse admiration pour les hommes qui ont fait preuve d’efforts gigantesques en vue d’une fin élevée. Au point de vue antique, et par bien des côtés ce point de vue antique est encore moderne, l’entreprise d’Hannibal est une des plus belles que l’on connaisse. Il voyait clairement que si Carthage n’écrasait pas Rome, c’était Rome qui anéantirait Carthage. Il se dévoua donc de toutes les forces de son cœur et de son génie à prévenir la ruine certaine de sa pallie. Pour cela il déploya des efforts qui purent passer pour surhumains. Et dans cette lutte désespérée, engagée, on peut le dire, par un homme seul contre la plus puissante des cités et contre la nature même, son expédition d’Espagne en Italie à travers la Gaule et les Alpes, par les difficultés vaincues, les merveilleuses ressources d’esprit qu’elle mit en évidence, la hardiesse et l’étrangeté du dessein, l’énergie et l’intrépidité du commandement, reste l’un des événemens les plus dramatiques de l’histoire et l’un des plus étonnans exploits de l’illustre vaincu de Carthage.


ALBERT REVILLE.