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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/104

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quelque inquiétude, et l’on ne peut s’empêcher de craindre qu’un homme si violent, si emporté, ne reste pas toujours maître de lui. Ces gens envers lesquels il promet de se montrer juste et modéré, il ne peut prononcer leur nom sans les outrager cruellement ; il les appelle des insensés, des impies, des athées, des fous furieux, « la lèpre de la société humaine. » Quand il est amené à les menacer ou à les punir, il y joint toujours quelque amère raillerie où éclate sa haine. S’il les dépouille de leurs biens, il déclare que « c’est pour leur rendre le chemin du ciel plus facile ; » s’il refuse de châtier les magistrats qui les maltraitent, il leur rappelle « que leurs livres les exhortent à supporter leurs maux avec patience. » Ce sont là des sarcasmes de théologien enragé, ce n’est pas le ton d’un juge et d’un prince. Il abondait trop dans sa propre opinion, il se croyait trop sûr de la vérité de sa doctrine pour ne pas mettre hors du bon sens et de la raison tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. C’est un grand danger de trop mépriser ses adversaires. Il est rare que des gens qui considèrent ceux qui ne partagent pas leurs sentimens comme des fous et des malades n’arrivent pas à croire que l’humanité commande de leur faire un peu de violence pour leur rendre la santé. On voit bien que cette pensée a traversé un moment l’esprit de Julien : « Peut-être serait-il plus convenable, dit-il dans une de ses lettres, de guérir les galiléens malgré eux, comme on fait pour les frénétiques. » Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter « qu’il leur accorde la liberté de rester malades ; » mais il est bien possible que plus tard, s’il avait vu sa tolérance impuissante et ses ennemis lui tenir tête, il fût revenu à sa première idée et qu’il se fût dit que, puisqu’ils refusaient obstinément tous les remèdes, il fallait bien essayer de « les guérir malgré eux. » C’est le prétexte dont se couvrent toutes les persécutions.

N’oublions pas d’ailleurs que Julien a promis d’être tolérant, mais non pas d’être impartial. Il ne traînera personne dans les temples, il ne forcera pas les chrétiens à sacrifier aux dieux, comme faisaient ses prédécesseurs ; voilà tout. Jamais il ne s’est engagé à traiter tous les cultes de la même façon et à leur accorder une faveur égale. La religion qu’il pratique est celle de l’état, il est bien juste qu’elle soit la préférée. Sa partialité pour elle est visible et lui paraît toute naturelle. Les mêmes actions changent pour lui de caractère, suivant le culte qu’on professe. Les païens qui n’ont pas voulu renier leur foi sont des martyrs ; les chrétiens qui refusent d’abjurer sont des impies. S’ils résistent avec courage aux sollicitations de l’empereur, il les maltraite et les accuse de lui manquer de respect. Tandis qu’il défend aux évêques de faire des prosélytes, il cherche par tous les moyens à propager sa doctrine ; il attire à elle tous les ambitieux par l’appât des dignités