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actuel des études orientales, ces spéculations sur l’évolution de l’esprit humain à la recherche d’un Dieu soient faites pour séduire les esprits même les plus fermes et les plus froids. C’est ici, quoi qu’on veuille et quoi qu’on puisse faire, le fort indestructible de toute religion, de toute théologie, de toute métaphysique. Car, comme on ne fera pas que tout homme qui pense ne s’interroge quelquefois sur le sens possible et sur le but de la vie, on ne fera pas que toutes religions et toutes métaphysiques, mortes ou vivantes, actuelles ou futures, ne contiennent le meilleur et le plus pur de ce qu’il y a dans l’esprit humain. Vous me direz qu’il y a des gens qui ne pensent pas. Je vous répondrai qu’ils sentent, ce qui est une manière encore, inférieure assurément, mais une manière de penser. Quant à ceux qui ne pensent ni ne sentent, et qui s’en vont comme ils étaient venus, je les crois assez nombreux en ce monde ; le sanscrit n’est pas fait pour eux, ni la science des religions. Ils s’en passeront comme ils se passent de toute autre langue, — voire du français, — et de toute autre science. Mais, pour nous, il nous paraît que de plus en plus les études orientales convergeront toutes ensemble vers une connaissance de plus en plus exacte et de plus en plus approfondie de cette science des religions. C’est de ce côté que nous voyons le gain, c’est-à-dire un esprit de tolérance qui ne sera pas un esprit d’indifférence.

Seulement il faudra pour cela que l’esprit même avec lequel on aborde encore aujourd’hui quelquefois les études orientales ne soit pas cet esprit d’orgueil que M. Mohl et tant d’autres avec lui ont si souvent déploré. « Les nations orientales, disait-il, ne manquent ni de génie naturel, ni d’inspiration vers la civilisation, ni de culture. Elle sont, je crois, sous quelques rapports, mieux douées ou plus développées que nous. » C’est ce que nous n’admettons pas volontiers en Europe. Et c’est pourquoi, comme il le disait encore, « l’action de l’Europe sur l’Asie a été presque toujours violente et destructrice, et souvent destructrice de ce qu’il y avait de mieux. » Nous devenons un peuple utilitaire, et quelqu’un pourrait nous demander « ce que prouve » le sanscrit, « à quoi sert » le chinois. Ces paroles de M. Mohl seront notre réponse et notre conclusion. Quand les études orientales ne nous serviraient qu’à mieux comprendre les peuples de l’Orient ; qu’à respecter dans nos rapports avec eux, ce qu’il y a « de vivant et d’élevé en eux, » et « les germes de grandeur que chacune de ces civilisations porte en soi, » ce serait un résultat pratique et qui vaudrait encore la peine d’être poursuivi. Je n’ignore pas que, s’il est beau de plaider la cause du nègre du Soudan, il est ridicule de plaider celle du Chinois ; demandez pourtant aux Anglais ce qu’il leur en a coûté jadis de n’avoir pas un peu plus écouté ceux qui plaidaient la cause de l’Indien !

F. Brunetière.