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se mettront à m’appeler mademoiselle, et il n’en sera rien de plus. Aux yeux de Dieu et de ma conscience, je reste sœur de charité. »

Si sœur Augustine a eu le malheur d’être tracassée, tourmentée par les jésuites et leurs amis, elle a eu un bonheur qui n’échoit pas à tous les saints ; après sa mort elle a trouvé un biographe digne d’elle. Sans contredit elle eût été le meilleur de tous. Elle éprouvait le besoin de causer avec sa conscience, elle écrivait son journal ; mais à la fin de chaque année elle le brûlait. C’est le seul péché qu’elle ait commis, et on a peine à le lui pardonner ; elle avait une rare distinction d’esprit, le don du style, des éclairs d’imagination et des mots de génie qui font penser quelquefois à Pascal, plus souvent à l’imitation. A l’aide de quelques fragmens de ce journal, qu’un heureux hasard a sauvés, et de nombreuses lettres pieusement conservées, une amie de sœur Augustine, qui l’avait beaucoup pratiquée, a raconté sa vie. Elle s’est moins occupée de la louer que de la faire connaître ; son livre restera pour prouver à la postérité que le XIXe siècle n’a pas seulement inventé les chemins de fer et le télégraphe électrique, qu’il était capable dans l’occasion de produire des saints, en leur imprimant sa marque, et cette estampille nous plaît[1].

Il est des vocations qui sont lentes à se déclarer. Dans son enfance on battit plus d’une fois Beethoven pour l’obliger à faire ses gammes. Amélie de Lasaulx était loin de se douter qu’elle s’appellerait un jour sœur Augustine. Quand sa sœur aînée prit le voile, la baronne Haxthausen lui dit en plaisantant : « Qui sait si tu ne finiras pas par entrer dans un cloître ? » Elle répondit avec indignation : « J’aimerais mieux grimper sur le mur du jardin et sauter dans la Moselle. » Née à Coblentz en 1815, elle descendait d’une vieille famille lorraine, établie depuis soixante-dix ans sur les bords du Rhin. Comme tous les Lasaulx, son père était un original, un homme à talent et à fantaisies. Après avoir essayé de tout, il s’improvisa architecte par le conseil de son ami Goerres. Il débuta par des bévues ; mais il sut bientôt son métier, sans l’avoir appris, et s’y acquit un nom. Il n’était pas dévot, on disait de lui que, lorsqu’il avait rendu les clés d’une église, il n’y remettait plus les pieds.

Il laissait ses enfans croître et s’élever à la grâce de Dieu, comme les fleurs des bois, et ainsi grandissait Amélie. Elle était charmante avec ses joues pleines, ses yeux noirs où étincelait la gaîté, son rire éclatant et sonore, toujours de bonne humeur, pleine d’imaginations bizarres et parfois impertinentes, on la chérissait dans toute la famille. Elle adorait son père et son père l’adorait ; il l’appelait son cadet,

  1. Erinnerungen an Amalie von Lasaulx, Schwester Augustine, Oberin der Barmherzigen Schwestern im St. Johannis Hospital zu Bonn ; Gotha, Perthes. Un philosophe de grand mérite, M. Charles Secrétan, vient de traduire ce livre en français, sous le titre de : Amélie de Lasaulx, en religion sœur Augustine, Lausanne, 1880.