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sa petite sauvage. Coiffée à la Titus, et plus tard laissant flotter sur ses épaules les longues tresses de son épaisse chevelure, elle ne descendait jamais un escalier qu’en glissant sur la balustrade, et plus entreprenante que le garçon le plus hardi, elle se lançait dans de s aventures où sa robe essuyait des désastres. Le célèbre Clément Brentano, l’un des familiers de la maison, lui administrait à ce sujet de vertes semonces, lui prophétisait qu’elle unirait mal, sur quoi elle fondait en larmes. Alors il lui disait, impatienté : « Cadet, va laver tes yeux pleurards. » Et en la voyant reparaître : « Tu les as donc lavés ? Il n’y paraît guère, ils sont encore aussi noirs que les miens. »

La maison paternelle n’était pas gaie tous les jours ; le père était distrait, la mère avait l’humeur froide et boudeuse. Était-elle mécontente, elle se taisait, et son silence se communiquant de proche en proche, enfans et parens passaient quelquefois des semaines entières sans échanger une parole. Mais Amélie avait un oncle, le conseiller de justice Longard, dont le logis hospitalier était la joie et l’honneur de Coblentz. On y considérait la vie comme une fête, on y cultivait cette gaîté du pays rhénan qui est la sœur de ses bons vins. A l’amour du bien-vivre le conseiller de justice joignait le goût des choses de l’esprit. Il était lié avec les Mendelssohn, avec la famille du peintre Cornélius, avec Kaulbach, avec Boisserée ; étrangers de distinction, savans et artistes de passage avaient leurs entrées chez lui, on y vit un jour le comte de Montalembert. Cette maison était le paradis d’Amélie ; elle y goûta tous les plaisirs de la jeunesse, elle y jouait la comédie, des charades, toutefois elle n’y dansa jamais, et au demeurant elle ne vit qu’un bal en toute sa vie : « J’étais à Ems avec mon père ; on dansait au casino, je me tins debout devant la porte. En regardant ce tourbillon, je pensais : Tous ces gens sont-ils donc fous ? »

Plusieurs partis se présentèrent, elle les refusa au vif déplaisir de sa famille. On la châtia par un silence qui dura plusieurs mois ; c’était la méthode de l’endroit. On attribuait ses refus à l’orgueil, elle répondit vivement : « Pour orgueilleuse je ne le suis pas ; je connais quelqu’un dont je cirerais les bottes avec joie s’il me demandait de le faire. » Cet heureux mortel ne s’est jamais douté de son bonheur. Elle agréa la recherche d’un jeune médecin et crut l’aimer ; un mot suffit pour lui ouvrir les yeux et détruire son illusion. Elle retira sa parole et bientôt après fut saisie d’une fièvre aiguë qui faillit l’emporter. Elle guérit pourtant, mais dans sa vie et dans ses pensées tout était changé ; elle avait conçu le dessein d’entrer en religion. Elle avait l’âme trop forte pour aller chercher dans un couvent ce baume magique qui enchante les douleurs d’un cœur blessé, elle se chargeait de se consoler elle-même. Ce qui l’attirait, « c’était moins le cloître que la besogne. » Elle fit un séjour chez son frère Ernest, professeur à l’université de Wurtzbourg ; la maison qu’il habitait était voisine d’un hospice, elle voyait