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démonstration ni de réfutation. L’étude des sciences positives crée chez les modernes des habitudes mentales qui deviennent impérieuses et ne laissent plus d’accès à une autre méthode. Pour des esprits ainsi formés, tout ce qui ne peut être démontré par les procédés scientifiques est une hypothèse hors de portée, et qu’il serait vain de réfuter. « Avant de savoir si une chose est dans la catégorie de celles qui se réfutent, il faut savoir si elle est dans la catégorie de celles qui se démontrent[1].

L’histoire confirme ces considérations générales sur la métaphysique et sur la science. Quel spectacle nous offre la succession de spéculations métaphysiques ? Rien dans cette étude ne passe à l’état de vérité incontestable ; rien ne peut jamais être considéré comme définitivement acquis ; rien ne persiste dans ces systèmes qui se succèdent, excepté la tentative toujours renouvelée d’aborder des problèmes insolubles. C’est une expérience qui, en se prolongeant depuis l’origine de la métaphysique jusqu’à ses dernières œuvres, est devenue décisive. Ce labeur ingrat a duré deux mille ans ; pendant vingt siècles l’esprit humain a roulé sans relâche et sans repos son rocher de Sisyphe, toujours le laissant tomber de ses mains fatiguées, et toujours le reprenant et le remontant avec une ardeur et des forces nouvelles. En fait, ces systèmes, en se succédant, se remplacent continuellement les uns les autres ; en fait, ils n’ont point encore à cette heure de principe établi sur lequel tout débat soit clos. A chaque époque métaphysique, on fait table rase ; on reprend les questions fondamentales sur d’autres données ; et tout le travail ancien est perdu, si ce n’est comme exercice et comme éducation de la raison humaine. L’histoire du monde, comme dit Schiller, est le jugement du monde, et des variations perpétuées incessamment pendant plus de vingt siècles sont le jugement de la métaphysique[2].

Tout autre est le tableau que l’histoire nous présente de la science. Là, fait observer M. Littré, le progrès est continu ; ce qui est acquis une fois l’est pour toujours, et le moindre coup d’œil jeté sur les diverses parties de la connaissance humaine qui ont reçu le nom de sciences suffit pour montrer que l’état présent est supérieur au passé. Du moment que ces sciences ont trouvé un fondement solide, elles ont bâti avec confiance et élevé un édifice auquel chaque époque ajoute un étage. Rien de plus saisissant et de plus instructif que ce contraste entre l’œuvre de la science proprement dite et celle de la métaphysique. Tandis que celle-ci

  1. Littré, Conservation, Révolution, Positivisme, p. 38. »
  2. Littré, ibid., p. 44.