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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/17

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incomber désormais le soin de son éducation. La charge était lourde, parce que laissée par M. Lanfrey, sinon dans un état de gêne absolue, tout au moins aux prises avec les embarras d’une situation fort modestes, sa veuve, décidée à s’imposer tous les sacrifices, sentait en même temps que, faute d’instruction première, elle était hors d’état de diriger elle-même les études de cet unique enfant dont elle pressentait les aptitudes. Mais la culture de l’intelligence n’est point l’accompagnement indispensable de son élévation, et peut-être, au point de vue de la filiation des esprits, est-il curieux de noter comment une femme noblement douée peut, quoique illettrée, léguer à l’enfant sorti de ses entrailles le germe des plus grandes qualités morales.

L’amie à laquelle Lanfrey a laissé, par testament, les lettres de sa mère, et qui a dû, pour se conformer à ses volontés, les brûler après les avoir lues, a été extrêmement frappée de tout ce qu’elle y a rencontré de remarquable. Elles n’avaient ni style ni orthographe, seulement les mots nécessaires pour rendre la pensée, mais si justes, marqués d’un tel coin, qu’on sentait bien que son fils avait dû respecter une volonté ainsi exprimée alors même qu’elle n’était pas conforme à ce qu’il aurait souhaité. Les termes d’affection dont elle usait avec son fils ne ressemblaient pas à ceux dont se servent les mères d’aujourd’hui. Elle était sobre dans la louange comme dans le blâme. La fermeté qu’elle gardait vis-à-vis de lui allait parfois jusqu’à la dureté, quand elle craignait qu’il n’eût fait un mauvais emploi de son temps. D’ailleurs, jamais aucune des petites méfiances trop naturelles aux femmes ; la confiance était simple et réciproque entre la mère et le fils ; elle ne croyait pas l’abaissement du mensonge plus possible pour lui que pour elle-même. Ce à quoi excellait son cœur de mère, c’était à relever son enfant dans ses accès de découragement. C’était bien alors « la vraie Romaine, » comme il l’appelait lui-même. De quelle énergie n’a-t-elle pas eu besoin pour son compte, quelle modération, quelle, dignité n’a-t-elle pas eu à déployer vis-à-vis des parens, des amis ou de simples habitans de Chambéry qui, profitant de leur qualité de cliens, sont venus maintes fois l’inquiéter au sujet de l’avenir de son fils, pendant qu’il était séparé d’elle, et quelques-uns troubler jusqu’au fond l’âme religieuse de la noble femme en parlant de lui comme d’un impie ! Il y a telle de ces lettres qui n’était qu’un long cri de douleur, mais d’une douleur dont elle savait se rendre maîtresse, parce que, somme toute, la mère croyait en son fils. A sa famille, à ses amis comme aux indifférens, elle répondait toujours qu’elle était assurée, suivant l’expression dont on se sert en province, de le voir arriver. Elle redoutait seulement de ne pas vivre assez pour en être témoin. Elle avait quatre-vingt-six ans quand elle est