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dans laquelle nous ne serons plus rien un jour. Vous vous récriez : — Dieu est véridique ! — Mais comment le savez-vous ou le croyez-vous, sinon parce que la véracité est une qualité morale et même d’une « moralité humaine ? » Vous voilà donc forcés de faire dépendre, vous aussi, la théologie de la morale, non plus la morale de la théologie, et de reconnaître que vous étiez dupes tout à l’heure d’une illusion intellectuelle. Cette illusion est celle de tous les théologiens : leur raison est comme une lumière qui, apercevant sa sphère de rayonnement sans apercevoir le centre qui est elle-même, croirait recevoir du dehors les rayons qu’elle y envoie. Pascal lui-même, après avoir prétendu que Dieu est absolument au-dessus de notre justice, finit par lui imposer, au nom de cette justice, certains « devoirs » auxquels il ne peut se soustraire. — Il y a des choses impossibles, s’écrie-t-il, « par le devoir de Dieu[1]. » Le devoir de Dieu ! Par quel moyen, demande avec raison M. Littré, Pascal pouvait-il connaître « les devoirs de l’être suprême[2] ? »

Non-seulement, peut-on dire aux théologiens, l’existence, les attributs et les devoirs de Dieu vous échappent, mais vous ne pouvez pas davantage déterminer les devoirs de l’homme : chacun d’eux vous ramène dans le même cercle vicieux. D’abord, quand vous dites que la morale est fondée sur l’obéissance à la volonté absolue, comment savez-vous que c’est pour l’homme un devoir, une obligation morale d’obéir à Dieu ? De plus, comment passer de ce devoir général aux devoirs particuliers ? comment distinguer ce qui est conforme et ce qui est contraire à la volonté divine ? Si vous voulez pour cela recourir à la révélation, comment en interpréter le vrai sens sans faire appel à la conscience ? Vous ressemblez à un homme qui s’obstinerait à lire un poème dans une traduction, — et dans une traduction mêlée de contre-sens ou d’interpolations de toutes sortes, — quoique possédant le poème dans la langue originale, qui serait précisément sa propre langue. Il ne pourrait vérifier la traduction que sur le texte, et cependant il nierait le texte. Mais passons sur toutes ces pétitions de principe et supposons que vous puissiez déterminer ce qui est bon ou mauvais ; pourrez-vous du moins, avec la volonté absolue extérieurement révélée, produire une véritable obligation ? Non, on vous répétera qu’une volonté, en tant que telle, n’oblige pas : elle ne peut que menacer ou contraindre. Au reste, la volonté absolue, malgré le nom que vous lui donnez, n’est pas vraiment pour nous une volonté absolue, puisque nous pouvons vouloir le contraire de ce qu’elle

  1. Pensées, XXIII, 11. Édit. Havet.
  2. La Science au point de vue philosophique, page 326.