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veut, et même, à vous en croire, le vouloir éternellement. La révolte est donc toujours possible ; voilà Dieu tenu en échec et, au fond, toujours vaincu : le Satan de Milton peut défier Dieu à bon droit. L’obéissance même, quand elle existe, ne produit pas en nous la moralité et n’est pas plus morale en soi que la révolte, car elle est l’obéissance à une loi qui nous demeure étrangère : nous ne sommes pas nous-mêmes bons. — Ainsi, quoi que vous fassiez, vous aboutissez toujours à dire : Dieu ne commande pas en tant que volonté pure, mais en tant que sagesse et bonté, et il nous commande précisément ce que nous nous commandons à nous-mêmes ; dès lors, à quoi sert de le faire intervenir ?

Concluons que c’est la religion qui, dans ses croyances et dans ses prescriptions, relève de la morale, non la morale de la religion. En son essence, la religion n’est qu’une morale symbolique, projetée par l’homme dans l’infini. L’homme s’imagine que sa moralité est contenue et englobée dans sa religion, comme dans un empire sans bornes dont elle subirait les lois ; en réalité, c’est la moralité humaine qui contient et enveloppe la religion. On pourrait comparer cette illusion intellectuelle à l’illusion sensible que nous prêtent les théories d’un psychologue moderne de l’Allemagne : à l’en croire, le monde extérieur et sans bornes que la vision aperçoit n’est nullement avec notre cerveau dans le rapport du contenant au contenu, de la grandeur à la petitesse ; c’est notre tête, au contraire, qui est immense et qui contient en elle toutes les relations des étoiles aux étoiles, des mondes aux mondes, ces infiniment petits perdus dans l’infiniment grand ; nous nous croyions avec Pascal engloutis dans l’immensité du cosmos ; c’est au contraire le cosmos qui est contenu dans l’immensité de notre pensée. Ce paradoxe, pour les rapports de la morale et de la religion, devient une vérité : le ciel que nous plaçons au-dessus de. nous est en nous, dans notre conscience, et Dieu est notre idéal intérieur que nous imposons à l’univers.


IV

A vrai dire, l’indépendance de la morale par rapport à la religion est un point sur lequel sont d’accord presque tous les philosophes dignes de ce nom, positivistes, criticistes, spiritualistes, matérialistes ; mais ce qui est encore un objet de controverses, ce sont les rapports de la morale avec la métaphysique. Les partisans de la morale indépendante s’accordent avec les positivistes pour chercher une science des mœurs en dehors de toute opinion métaphysique sur la nature de l’homme et sur le principe ou la fin de l’univers ; mais ils prétendent en même temps conserver les idées