Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/388

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dix mille hommes qui ont conservé le souvenir des traditions, le resta n’est qu’une masse sans valeur, sans cohésion. Nous n’en voulons pour preuve que le récent voyage de M. de Rhins, le commandant du Scorpion, qui eut l’occasion d’assister aux exercices militaires de l’armée annamite, « L’armée, comme la marine, est en pleine décadence ; il est impossible de prendre au sérieux ces exercices qui ont la prétention pour les soldats de rappeler la charge en douze temps et l’école de peloton. Étant données l’instruction et la valeur de ces troupes, est-il bien important d’en connaître au juste le nombre ? » C’est aussi notre avis ; il sera partagé par nos lecteurs lorsque nous aurons rappelé l’épisode de la prise de la citadelle de Ninh-Binh par un aspirant du Decrès, M. Hautefeuille, quelques jours avant la mort de Francis Garnier, en 1873.

Le 5 décembre, à quatre heures du matin, cet officier se présente devant Ninh-Binh avec un canot à vapeur armé d’une pièce de 4, un équipage composé d’un quartier-maître, de six matelots et d’un chauffeur annamite. Les munitions consistaient en six obus, six boîtes à mitraille et deux cent cinquante cartouches environ. Au bruit de la machine à vapeur, les murs de la citadelle s’illuminent. On y remarque un grand mouvement de lanternes multicolores, car le jour n’est pas encore arrivé. M. Hautefeuille tire aussitôt un obus sur les lumières ; elles continuent à briller, mais l’ennemi reste silencieux. Le jour arrive ; les remparts sont couverts de troupes ; des matelots annamites arment des jonques sur la berge avec l’intention évidente de s’élancer à l’abordage du canot français. M. Hautefeuille les prévient et s’avance au-devant d’eux à toute vapeur ; malheureusement il échoue. Les Annamites poussent alors des cris de victoire auxquels nos marins répondent par un feu roulant de leurs chassepots. Après quelques minutes d’efforts suprêmes, le canot est remis à flot et présente son avant à l’ennemi. « Feu ! » s’écrie M. Hautefeuille, et la mitraille de la petite pièce balaie les remparts. En ce moment, le mécanicien annonce d’un ton piteux que les tuyaux de la chaudière sont crevés. L’embarcation française n’est plus qu’une épave inerte à 200 mètres d’une citadelle fortifiée, en présence d’une garnison de mille sept cents soldats. Le jeune officier, — il n’avait pas vingt ans, — laisse dériver le canot et saute à terre avec cinq matelots et le chauffeur annamite. Ils abordent une première batterie. En un clin d’œil elle est dégarnie de ses servans. Des miliciens sortent en foule des remparts et font mine d’entourer la petite troupe, mais la vue de nos baïonnettes les maintient à distance.

Tout près des fossés, M. Hautefeuille aperçoit un mandarin à barbe blanche abrité par quatre parasols ; c’est le gouverneur de