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Ninh-Binh. M. Hautefeuille court à lui, et, après quelque pourparlers, le saisit au collet et lui déclare que, si dans un quart d’heure il n’est pas, lui, Hautefeuille, dans la citadelle, ayant en sa présence les mandarins, les troupes à genoux et les armes à terre, il lui brûle la cervelle. Les miliciens accourent au secours de leur chef ; les marins les mettent en joue. Les miliciens reculent. Il était sept heures trente minutes du matin. A sept heures quarante-quatre, M. Hautefeuille entrait dans la citadelle, sur laquelle flottait aussitôt le pavillon français. Lorsque l’infortuné gouverneur et ses mandarins furent enfermés dans une salle sous la garde de quatre matelots, M. Hautefeuille, simplement escorté du reste de sa troupe, — un marin et le chauffeur indigène, — inspecta la place. Il fit le tour de la citadelle, examina les remparts, éprouvant quelque pitié à voir les soldats et les miliciens se précipiter à genoux sur son passage. Lorsque, quelques heures après, la capitulation fut signée, quand il fut bien constaté que huit hommes en avaient mis en fuite dix-sept cents, M. Hautefeuille compta ses trophées. Ils consistaient en vingt-six canons en bronze, vingt canons en fonte, des pierriers, un grand nombre de lances, de fusils à pierre, à mèche, des pistolets, des sabres, des parasols, des palanquins, et quatre poudrières largement approvisionnées en. poudre et en boulets. Ce récit serait incomplet si nous ne disions que, pour conserver sa conquête, M. Hautefeuille arma fièrement l’ex-citadelle annamite du canon de II qui se trouvait à bord du canot désemparé !

On le voit, dans leurs légendes de guerre au Mexique et aux Indes, les Espagnols et les Portugais n’ont rien de plus merveilleux que cette prise de la citadelle de Ninh-Binh par un adolescent. Il ne faut donc pas une armée, ni même deux ou trois régimens pour conquérir le Tonkin, mais quelques braves gens guidés par des héros de la trempe des Garnier et des Hautefeuille.

Nous avons placé sous les yeux des lecteurs les raisons et les -avantages qui militent en faveur de l’annexion du Tonkin. Rien ne s’y oppose, tout nous y invite, et nous n’avons pas à craindre de soulever à ce sujet la jalousie et les récriminations des puissances européennes. Ce sera encore la France continuant, il est vrai, sa mission civilisatrice dans le monde, mais la continuant d’une façon réfléchie, pratique, sans s’exposer à verser le sang de nos fils, sans l’appréhension de placer à fonds perdu un argent qui ne lui fait heureusement pas défaut.


EDMOND PLAUCHUT.