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hasardait les siens qu’un peu plus tard et avec beaucoup de circonspection. Lanfrey, comme tout écrivain à ses débuts, n’était pas sans anxiété et se tenait aux aguets afin de saisir l’écho des bruits que ne manque jamais de soulever autour d’elle toute réputation naissante. Les premières approbations ne lui vinrent pas du côté où sans doute il s’attendait à les voir se produire plus empressées et plus vives. Un de ses amis m’a dit avoir été témoin de la joie qu’il éprouva à la lecture d’un billet de M. Jules Janin ouvrant la série des témoignages de sympathie qui allaient bientôt être adressés au jeune auteur. C’est tout naturellement sa mère, tout à l’heure si inquiète à son sujet, qu’il choisit pour confidente de ses premières jouissances d’amour-propre :


… J’ai reçu des hommes les plus illustres dans la littérature les hommages les plus flatteurs… Dimanche soir, un critique bien connu, M. Jules Janin, a dit dans un salon : « Messieurs, nous sommes ici quarante hommes de lettres tous célèbres à divers titres. Eh bien ! pas un de nous n’aurait fait ce livre. » Et il disait vrai. J’ai été le voir chez lui. Il m’a fait un accueil extrêmement chaleureux, et sa première question a été pour me demander mon âge. Il s’attendait, d’après mon livre, à voir un homme dans la maturité de l’âge. Il m’a prédit les plus hautes destinées… Les journaux n’ont pas encore parlé parce qu’il a fallu le temps de me lire, et parce que, ainsi que me le disait l’autre jour un homme illustre, il répugne aux journalistes de délivrer un brevet de supériorité à un inconnu qui n’était rien hier et qui demain sera plus fort qu’eux tous.


Cette question des journaux lui tenait fort à cœur. « Parleront-ils ? ne parleront-ils pas ? Ceux qui sont pour moi ont bien envie de se taire parce qu’ils ont peur. Quant à ceux qui sont contre, et c’est le plus grand nombre (tous, excepté trois, appartiennent au gouvernement), ceux qui sont contre, dis-je, se taisent pour ne pas augmenter le succès par leurs attaques. » Le temps passe, et les feuilles publiques continuent à garder le silence ; cela lui pèse un peu. Il écrit à sa mère :


Je me suis peut-être un peu trop pressé de chanter victoire, enivré que j’étais des sympathies des hommes les plus éminens de cette époque, qui m’ont comblé d’éloges et de caresses. Maintenant que ce premier moment est passé, je vois très clairement que, si les journaux ne se décident pas, soit à m’attaquer, soit à me défendre, les choses iront moins vite que je ne pensais. J’ai pour moi l’élite des gens intelligens, mais ils ne sont pas très nombreux, comme vous savez, et les imbéciles, qui sont le grand nombre, attendent pour se prononcer qu’un