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l’esprit : il s’est exercé à la parole dans les réunions ouvrières, dont il est un des orateurs habituels : il tire vanité de ses succès oratoires et de son influence sur la population laborieuse des grandes villes manufacturières. Non-seulement il est libre penseur, mais il l’est avec ostentation, se faisant gloire à tout propos et hors de propos, de ne croire ni à Dieu, ni à la vie future, ni au mariage, ni à la puissance paternelle, ni au droit de tester : à plus forte raison est-il opposé à la monarchie et à l’existence d’une chambre héréditaire : seulement, il veut bien ne devoir la suppression de la royauté et de la pairie qu’à un vote régulier, dicté au parlement par la pression de l’opinion publique. Ces idées sont exposées dans une série de brochures et de petits livres à bon marché, dont il est tantôt l’auteur et tantôt l’éditeur ; et elles ont pour passeport des récits graveleux, des scènes et des peintures peu morales. Ces publications, fort répandues dans les classes laborieuses, ont rapporté beaucoup d’argent à M. Bradlaugh ; elles lui ont valu aussi des procès dont il s’est publiquement félicité à cause de leur retentissement et du débit qu’ils assuraient à ses livres. Comme il est habile homme et possède, ainsi qu’il s’en vante, tous les détours de la chicane aussi bien que l’attorney le plus retors, il a presque toujours réussi à se tirer indemne de ses démêlés avec la justice.

Plein de confiance dans les ressources de son esprit et dans son habitude de la parole, M. Bradlaugh avait un désir excessif d’entrer à la chambre des communes : il était convaincu qu’il ne pouvait manquer d’y jouer un rôle. L’échec qu’il avait essuyé aux élections de 1874 avait été pour lui une mortification profonde : aux élections dernières, les libéraux l’ont aidé à atteindre l’objet de son ambition. En recherchant cette alliance compromettante, peut-être les amis de M. Labouchère pensaient-ils qu’il adviendrait de l’élu de Northampton comme de Feargus O’Connor et quelques autres démagogues qui n’ont trouvé dans la chambre des communes que l’impuissance et l’oubli. M. Bradlaugh, au contraire, était résolu à faire parler de lui et à se signaler, dès les premiers jours, par quelque entreprise : à peine élu, il annonça que, marchant sur les traces d’O’Connell et du baron de Rothschild, qui ont assuré l’émancipation politique de leurs coreligionnaires, il affranchirait les athées de l’obligation du serment législatif. Le 3 mai en effet, lorsque le secrétaire de la chambre eut commencé à faire prêter serment aux députés, M. Bradlaugh se présenta devant le bureau et, écartant la Bible, demanda à substituer à la formule du serment de fidélité une simple affirmation. Il invoquait d’une part l’acte sur le serment parlementaire (parliamentary oath act) qui a autorisé la chambre des communes à dispenser du serment certains de ses membres : de l’autre, il alléguait qu’il avait plusieurs fois comparu