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dans ses jugemens, quand ses amis devaient seuls recevoir ses confidences intimes, Lanfrey prend avec raison grand soin, par un sentiment tout patriotique, de montrer devant le public plus de confiance dans les personnes et moins d’inquiétude sur le cours des événemens qu’il n’en éprouvait réellement :


… Je ne suis pas, je ne serai jamais parmi les détracteurs de cette assemblée. Je sais qu’elle n’est pas populaire. On l’a, selon l’usage, rendue responsable de la plupart des fautes qu’elle est venue réparer.

… En dépit des reproches hypocrites, des injustices de l’opinion, en dépit même des erreurs de conduite qu’elle n’a pas toujours évitées, on peut dire avec vérité qu’il y a en elle plus de droiture, de désintéressement et de lumières, qu’il n’en fallait pour faire face aux difficultés d’une effroyable situation. On n’a été que juste envers elle lorsqu’on a dit qu’elle était l’assemblée la plus honnête et la plus éclairée que la France ait eue depuis nombre d’années.

Une chose pourtant a manqué à ses bonnes intentions, et la plus essentielle… l’assemblée actuelle n’a pas de majorité. Voilà le secret de sa faiblesse et j’ajoute : voilà son excuse… Est-il besoin de signaler les inconvéniens et les périls de ce vice originel ? Qui ne voit les surprises qui peuvent résulter d’un semblable état de choses ? Combien de fois le pouvoir actuel (M. Thiers) n’a-t-il pas été à la merci d’un vote inconscient dont le résultat eut consterné ceux qui le sollicitaient avec le plus d’ardeur ? Quoi ! voilà un gouvernement uniquement fondé sur la volonté de l’assemblée, et cette assemblée n’a pas de volonté ! Ce gouvernement est tenu de se conformer strictement à la politique de l’assemblée, et cette assemblée n’a pas de politique ! Il est dans l’obligation de la suivre, et elle ne sait pas où elle va ! ..

Dieu me garde de penser que ce sort soit imputable à l’assemblée ! En tout cela, elle a été l’image trop fidèle du pays au moment où elle fut élue ; elle a été l’expression sincère de son trouble, de ses perplexités, de ses contradictions, la personnification vivante de cette anarchie morale qui, hélas ! ne date pas d’hier. Qu’on se rappelle cette heure de colère, de détresse, d’inexprimable angoisse où la province si longtemps livrée aux expériences d’un empirique, échappait à peine à la double étreinte de la dictature, — de la dictature la plus outrecuidante et la plus incapable qui fut jamais ! — Que pouvait-il sortir de là sinon un chaos de volontés et d’opinions discordantes ? .. Les mandataires du pays, patriotes de toute origine et toutes couleurs, étaient capables sans doute de s’entendre sur certaines questions de salut public, mais à la condition de ne pas toucher à la politique proprement dite, d’éviter avec soin ce qui les divisait, c’est-à-dire à peu près tout ce qui leur tenait le plus à cœur, et grâce à de nobles scrupules, à une constante abnégation, ils