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à démontrer par le lâche assassinat de son propre fils la vérité de son Dieu ! Mais n’est-ce pas le cas de répéter ici le vers qu’inspirait précisément à Lucrèce le souvenir du sacrifice d’Iphigénie :


Tantum relligio potuit suadere malorum ?


Et comment M. Déroulède n’a-t-il pas vu que, si son dénoûment, peut-être, méritait de produire quelque effet au théâtre, où le mouvement sauve tout, il détruisait d’autre part son drame tout entier ?


Laissez un prêtre à Dieu pour qu’un Dieu reste à l’homme.


Je le veux bien, mais un prêtre qui soit un prêtre et non pas le ministre de l’impitoyable raison d’état. Assurément je ne suis pas homme à demander d’un drame ce qu’il prouve, et c’est assez qu’il soit vraiment un drame. Cependant vous conviendrez que, si l’on m’a promis de me prouver quelque chose, j’ai le droit de discuter la justesse du raisonnement et la force de la preuve. C’est ici le cas. Et puis, de toute manière, j’ai le droit de demander qu’un drame finisse, et le dénoûment de M. Déroulède n’est pas une fin, et le plus fâcheux, c’est qu’il a l’air d’en être une.

Il y aurait d’ailleurs plus d’une remarque à faire sur les détails de l’action. Les trois premiers actes sont languis-ans et confus. Telle scène entre la maîtresse et la mère de Misaël y est franchement odieuse. Je n’aime guère encore le rôle d’un certain Zabulon qui traverse le drame de loin en loin pour en égayer de ses plaisanteries l’intrigue sombre et mystérieuse. M. Déroulède pourrait, sans nul inconvénient, renvoyer au drame romantique ces bouffons qui peuvent parfois faire rire, mais qui ne sont pas à leur place dans une action vraiment tragique. Je n’ai pas vu non plus clairement pour quelles raisons M. Déroulède avait donné une fille à son prophète Hélias, et soudain à cette fille, un amour, fort comme la mort, pour Misaël. Mais, pour ne pas les voir, je ne dis pas qu’il n’ait eu ses raisons, et ici je n’insiste pas davantage. Le jeu du théâtre est fécond en surprises. Beaucoup de choses échappent à la lecture, que l’on aperçoit à la scène. Ne nous aventurons pas à discuter la valeur scénique d’un drame qui n’a pas été représenté. Aussi bien la valeur littéraire de la Moabite attire-t-elle d’autres observations.

Il y a de beaux vers dans le drame de M. Déroulède, bien faits, d’un bel élan, d’une belle venue :


Dites-lui, front livide,
Bouche balbutiante encor des longs sanglots
Ce qu’il me doit d’amour pour prix de tant de maux.