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seuls à critiquer la loi, et un jeune magistrat faisait honneur à son indépendance et à son nom en signalant le mal dans un discours de rentrée. Tout ce que M. Bérenger disait à la cour de Lyon était vrai : la surexcitation ambitieuse des magistrats avait altéré le respect pour les cheveux blancs.

Pendant qu’en 1852 les intérêts politiques absorbaient l’attention du gouvernement né du coup d’état, et que certains magistrats croyaient devoir faire au nom de la justice une œuvre qui n’en avait que le nom, la masse de la magistrature continuait obscurément sa tâche sans se laisser détourner par les bruits du dehors. Parfois ils arrivaient jusqu’à elle, et cet écho des mouvemens extérieurs, en expirant au seuil de son prétoire, servait à montrer qu’en dépit des sermens et de la dictature, elle n’était point servile. Le 22 janvier 1852, un décret rendu par le prince président avait « restitué au domaine de l’état les biens meubles et immeubles donnés par le roi Louis-Philippe à ses enfants le 7 août 1830. » Sous l’apparence d’une restitution au domaine, ce décret faisait rentrer la confiscation dans nos lois. L’émotion fut vive : M. Dupin lui-même crut devoir descendre du siège qu’il occupait à la cour de cassation. Trois ministres donnèrent leur démission avec éclat, sauf à rentrer le lendemain aux affaires par une voie détournée ; plus d’un admirateur du coup d’état se demanda, ce jour-là, comment pourrait finir un règne qui débutait de la sorte. Peu de jours après, malgré les résistances matérielles des représentans des propriétaires, les grilles de Neuilly furent forcées par les agens du domaine. Le droit de propriété était violé : les regards se tournèrent vers la justice. Le gouvernement se hâta de décliner la compétence, en refusant aux tribunaux, au nom de la séparation des pouvoirs, le droit de connaître d’un acte émanant du pouvoir exécutif. Dans un magnifique langage qu’aucun des auditeurs n’a oublié, M. Paillet et M. Berryer répondaient que l’incompétence des tribunaux, si elle était déclarée, serait un déni de justice, et qu’elle ouvrirait la porte à tous les caprices d’un pouvoir sans frein, qu’elle serait le renversement des institutions et des droits les plus fondamentaux du pays, qu’elle placerait en un mot l’autorité d’un seul au-dessus des lois. Le tribunal n’hésita pas et retint la cause : « attendu que les tribunaux étaient exclusivement compétens pour statuer sur les questions de propriété[1]. » — Ce jugement produisit

  1. Dès le lendemain, un arrêté de conflit dessaisissait la justice et transportait la décisioa au conseil d’état, où des destitutions vinrent plus tard frapper le vaillant maître des requêtes Reverchon et décimer la minorité courageuse qui avait osé soutenir la doctrine du tribunal.