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naturel, mais acquis comment ? Ce n’était pas par expérience ; le stoïcisme qui est dû à l’expérience naissant d’ordinaire d’une réaction indignée contre la fortune ou contre les hommes, n’est en somme qu’une variété de la misanthropie, et se laisse aisément reconnaître à ses allures de violence, au ton chagrin de son humeur, à sa complaisance pour les paroles acerbes, et tel n’est jamais le cas de Davout. Plus nous étudions attentivement son caractère, et plus nous restons persuadés que son stoïcisme avait été créé par la réflexion, c’est-à-dire qu’il s’était proposé de bonne heure un certain modèle moral et qu’il s’était appliqué en toute circonstance à le réaliser en lui.

Ce stoïcisme tout volontaire enté sur une nature passionnée était bien, fait pour frapper, et il semble en effet avoir frappé plus d’un contemporain. Voici à ce sujet une singularité qu’il serait téméraire sans doute de donner comme un fait certain, mais qui est trop curieuse pour n’être pas signalée. Le chevalier de Boufflers, dont la vie se prolongea jusqu’en 1815, se trouva ainsi, quoique appartenant à, une génération : bien antérieure, le contemporain de Davout en tout temps, et il l’avait connu certainement, Davout, en effet, était parent de la célèbre Mme de Montesson, dont Boufflers fréquentait le salon sous le consulat, et où la maréchale racontait qu’elle l’avait souvent rencontré. Boufflers avait été militaire dans sa jeunesse ; en cette qualité, il devait être plus particulièrement curieux que les autres beaux esprits de l’époque de comparer la nouvelle génération de soldats qui s’élevait sous ses yeux dans des circonstances si extraordinaires avec celle qu’il avait connue sous l’ancien régime, et l’originalité d’un caractère tel que celui de Davout ne pouvait manquer de le frapper. Ce fut un talent fort léger sans doute, mais qui eut souvent des démangeaisons d’être sérieux ; or jamais ce prurit bizarre n’a été aussi évident que dans une certaine œuvre de ses dernières années, un conte oriental ou ce genre cher depuis les Lettres persanes à tous les libertins de la plume a subi une transformation qui n’est pas sans quelque noblesse. Le Derviche, tel est le titre de ce conte dont la date est 1810, se passe dans une Inde de fantaisie où l’on voit cependant que l’auteur a profité des premières révélations des orientalistes, et a pour héros principal un soldat de fortune du nom de Mohély qui offre avec Davout des caractères de ressemblance fort étroits. Mohély est un Davout peint avec imperfection sans doute, surtout sous le rapport de la couleur, qui est d’une sentimentalité fade, mais avec une précision dans le dessin des traits principaux qui fait soupçonner une intention de portrait. Même taciturnité noble, même sérieux d’âme, même sensibilité contenue, même dédain des vains propos et des intrigues de caserne, même mépris des lâches et des soldats de