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écarté. Exposez à l’action des liquides anesthésiques les plantes immergées, les conferves, les spirogyres, qui, au soleil, absorbent l’acide carbonique et rejettent comme un excrément gazeux de fines bulles d’oxygène qui viennent crever à la surface de l’eau, ce dégagement s’arrêtera : cette fonction vitale, attribut de la matière verte des plantes, sera suspendue pendant tout le temps que durera l’épreuve. Il est inutile de multiplier davantage les exemples. Ceux qui précèdent suffisent à montrer combien nombreuses sont les formes de l’activité vitale dont les anesthésiques entraînent la suppression passagère.

Les êtres vivans, animaux et plantes, en fragmens ou en totalité, présentent cependant d’autres phénomènes habituels qui échappent à l’action de ces poisons léthargiques et qui suivent leur cours régulier sans en être affectés. Tandis, en effet, que la germination est arrêtée dans son développement, la graine continue de respirer, c’est-à-dire d’absorber de l’oxygène et de rejeter de l’acide carbonique ; elle continue de digérer l’amidon et le sucre qui sont mis en réserve dans ses cotylédons. En présence de l’éther ou du chloroforme, la levure cesse de faire fermenter le jus sucré : la fermentation alcoolique, phénomène intimement lié, comme l’on sait, à l’activité vitale des cellules de levure, est suspendue, mais il n’y a pas d’entrave pour le phénomène de digestion par lequel le sucre du jus est transformé en glycose fermentescible.

Pourquoi cette inégalité entre les fonctions de l’être vivant ? Cl. Bernard avait soupçonné qu’elle avait des causes profondes, et il était arrivé, peu de temps avant sa mort, à les pénétrer. Les phénomènes que l’éther abolit, la sensibilité, le mouvement, les sécrétions, l’assimilation, sont les phénomènes véritablement caractéristiques de la vitalité ; il respecte ceux qui, bien que nécessaires à l’entretien de l’existence, tels que la digestion et la respiration, sont d’ordre physique ou chimique. On voit ainsi l’anesthésique frapper partout et toujours la matière vivante, sous quelque variété de formes qu’elle se dissimule, à quelque règne qu’elle appartienne et la frapper dans ce qu’elle a d’essentiellement propre. L’anesthésique est donc le réactif de la vie, non le réactif seulement de la sensibilité ou de telle autre fonction. Dans cette confusion de phénomènes, les uns dus à la force vitale héréditaire, les autres dus au jeu des forces naturelles physico-chimiques, dont l’organisme est le théâtre sans cesse agité, l’action de l’anesthésique va établir un classement régulier : tout ce qui lui résiste sera pour Cl. Bernard du domaine des forces mécaniques, tout ce qui lui cède sera d’ordre vital. Il n’est pas besoin d’insister sur la valeur philosophique d’un tel critérium, qui permet de séparer ce que la nature vivante a