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volontaire a pour but le bonheur et, par conséquent, le bonheur est l’unique fin de toute volonté; 2° « cet effort est illusoire, » cette fin ne peut être atteinte; d’où il suit qu’il faut renoncer à vouloir. — Nous n’avons pas à examiner ces deux propositions en elles-mêmes; demandons-nous seulement si, en les supposant conformes au principe de « la volonté absolue » qui domine la métaphysique de Schopenhauer et de son disciple, elles aboutissent réellement aux conséquences morales qu’on en veut tirer[1].

  1. En réalité, le pessimisme ne découle point logiquement du principe même que Schopenhauer et Hartmann ont admis comme explication suprême de l’univers. — Ce principe, dont ils n’ont d’ailleurs donne aucune preuve véritable, est, on s’en souvient, une volonté absolue, libre, n’ayant besoin que de soi pour exister, — volonté inconsciente, dont la raison n’est que la forme consciente. Il leur plaît ensuite de faire consister la manifestation, le déploiement, le processus de cette volonté absolue et libre dans l’effort, qui est relatif et fatal; c’est là une première contradiction. Après quoi ils déclarent que cet effort qui fait « le cœur de la nature » a pour unique fin le plaisir, c’est-à-dire une modification toute subjective que nous ne constatons pas en dehors de conditions organiques déterminées, et qui, de plus, est un phénomène de conscience. Nouvelle hypothèse contradictoire. Avant de connaître le plaisir, la volonté absolue a dû exister, vouloir, agir ; comment savez-vous donc que le plaisir, effet dérivé, était son but unique? Vous transportez à la cause absolue, par un évident anthropomorphisme, notre constitution relative. Vous admettez pourtant, même chez l’homme, une volonté capable de se désintéresser, de renoncer au plaisir, d’obéir à des mobiles universels, non particuliers. C’est encore là une inconséquence, car, si la volonté ne peut poursuivre que le plaisir, le dévoûment absolu est une chimère; si, au contraire, elle peut se délivrer du plaisir, le plaisir, le désir et l’effort ne sont donc pas la manifestation véritable de l’absolu; dès lors, vous n’avez plus le droit de vous figurer votre dieu comme une volonté qui s’évertue à chercher une jouissance impossible. Ainsi, le premier des deux principes métaphysiques du pessimisme cités plus haut, — je veux dire la réduction de toute fin au plaisir, — principe qui serait plausible dans une morale purement expérimentale, — nous apparaît en contradiction avec une morale qui admet l’absolu, le noumène, le transcendant, et cela sous la forme d’une volonté libre dont la nécessité universelle n’est qu’un produit transitoire.
    Quant au second principe du pessimisme, qui consiste à déclarer que l’effort éternel de la volonté vers le bonheur sera éternellement déçu et qu’un univers heureux est impossible, c’est encore une pure hypothèse qui ne peut fournir à la morale une base solide. Schopenhauer, on le sait, avait vainement essayé de démontrer a priori cette hypothèse, en supposant que toute volonté est essentiellement effort et que tout effort produit plus de douleur que de plaisir. M. de Hartmann, abandonnant ici Schopenhauer, reconnaît lui-même l’impossibilité de cette démonstration a priori et appuie son pessimisme exclusivement sur l’expérience. Mais, par là même, il lui retire tout appui possible, car notre expérience est trop limitée pour que nous puissions conclure de nous à l’univers; dans les limites mêmes de notre individualité, notre expérience ne va pas jusqu’à nous révéler la nature absolue ou l’essence du plaisir et de la douleur. De plus, notre expérience fût-elle égale à l’universalité des êtres et des phénomènes, elle ne prouverait rien relativement à la volonté absolue et inconsciente qui, par hypothèse, échappe aux déterminations de notre intelligence. Qui nous dit que le malheur des individus et des êtres particuliers n’est pas un pur phénomène, lequel recouvre la béatitude ou tout au moins la parfaite indifférence de la volonté primitive? De quel droit nous affirme-t-on que l’état de la volonté infinie est une souffrance infinie, ce qui revient à dire que l’être absolu ou Dieu, au lieu d’habiter un paradis comme le Dieu des chrétiens, habite un enfer? De ces deux dieux, l’un n’est pas plus démontré que l’autre; seulement le dieu malheureux renferme une contradiction de plus. Toute cette métaphysique du pessimisme est plutôt une série de visions mystiques que d’argumens philosophiques. — Au commencement était l’inconscient, et l’Inconscient était en Dieu, et l’Inconscient était Dieu ; il s’est incarné ; il est venu parmi les siens, et les siens ne l’ont point reçu; M. de Hartmann est son messie. — Ainsi pourrait se résumer cette théologie d’un nouveau genre, qui n’est au fond que l’ancienne théologie retournée.