bonheur; c’est l’espérance chimérique de notre félicité propre. — Mais, répondra-t-on, sans prétendre à la félicité, sans compter sur le bonheur, il est du moins une chose que je puis faire, c’est d’écarter la souffrance. Il y a pour cela mille moyens, et si c’est à vos dépens que je m’épargne la douleur de la faim, de la soif, des privations, etc., ma conduite sera parfaitement logique dans le monde des phénomènes, où je suis moi-même un phénomène. Chacun pour soi et l’inconscient pour tous. Si les douleurs deviennent trop vives ou trop inévitables, il me reste le moyen que les anciens conseillaient : renoncer à ma vie phénoménale par le suicide et me replonger dans l’inconscient. Ce sera toujours dans le monde un malheureux de moins. Faisons maintenant une autre hypothèse; au lieu de me supposer malheureux, supposez-moi, sinon heureux, du moins jouissant à ma manière d’un bonheur relatif, ayant bonne santé, fortune, considération et tout le reste. Pourquoi voulez-vous me faire sacrifier mon bonheur ou mon plaisir sous prétexte qu’il n’est pas parfait, puisque vous reconnaissez vous-même le plaisir comme la seule chose qui peut donner du prix à la vie et être la fin de la volonté? Mon égoïsme épicurien se déduit logiquement de vos principes. « Mais les autres souffrent pendant que vous jouissez, » objectez-vous. — Sans doute, mais mon moi n’est pas leur moi, et je ne sens pas ce qu’ils sentent; le phénomène qui constitue ma conscience n’est pas le phénomène qui constitue leur conscience, quoique nous soyons au fond le même être inconscient; en un mot, si nous sommes une seule substance métaphysique, nous sommes deux cerveaux. Si donc la souffrance est le mal, le grand mal, le seul mal, le premier bien est de s’y soustraire. Si, au contraire, elle n’est pas le mal par excellence, d’où vient alors votre pessimisme? pourquoi ces lamentations sur le monde, où la souffrance est la commune loi? pourquoi déclarez-vous le monde absolument mauvais parce qu’il souffre ? Vous espérez me rendre désintéressé en faisant de la douleur un objet d’épouvante et en mesurant tout à cette mesure; n’est-ce point là plutôt un moyen de développer en moi les sentimens lâches ou égoïstes? Ce même principe admis par vous, qui, quand je m’oublie, m’excite à une immense pitié ou à une immense charité pour les autres, m’excitera aussi, quand je reviendrai à moi, à une pitié et à une charité encore plus grandes pour moi-même. Ainsi le pessimisme ne semble pas un plus solide fondement pour la fraternité que le panthéisme. D’ailleurs, la pitié du pessimiste est au fond un mépris de l’homme et de la vie ; voyez Schopenhauer : ne faisait-il pas profession de mépriser l’espèce humaine, et le dédain est-il un sûr gage pour l’amour?
On le voit, c’est à l’utilitarisme égoïste que le pessimisme devrait