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distance. Une petite voiture devait les attendre; elle ne se trouva pas au rendez-vous. Ils se virent obligés de traverser à pied la montagne et d’aider leurs domestiques au transport des bagages. Arrivés à Yenne vers le soir, ils apprirent qu’un détachement piémontais en garnison dans le village veillait le long du fleuve en même temps que sur la frontière française. Le comte de Saillans trouva cependant un batelier qui consentit à le conduire, lui et son monde, dans le voisinage de Lyon. On s’embarqua silencieusement à trois heures du matin, avec l’espoir de passer sans être vu devant le poste frontière. Le comte de Saillans était inconnu ; il ne voulait pas s’exposer à être obligé de décliner son nom et sa qualité; ses projets étaient. secrets, il ne voulait pas s’exposer à les voir divulgués; mais pour échapper à ces deux risques, il fallait ne pas se faire arrêter, ni laisser saisir les papiers qu’il portait sur lui.

On naviguait depuis quelques instans, quand le batelier, devinant au mystère dont s’entouraient ses passagers qu’ils n’étaient pas des voyageurs ordinaires, exprima des craintes, en évoquant les dangers qu’offrait ce voyage et notamment la difficulté de passer devant le poste frontière sans éveiller l’attention des sentinelles. Ces scrupules tardifs et inattendus excitèrent la défiance du comte de Saillans. Il redouta d’avoir été trahi, d’être arrêté, interrogé et reconnu. Les réponses ambiguës que fit le batelier à ses questions accrurent ses soupçons ; il voulut qu’on le débarquât sur-le-champ, lui et ses compagnons. Le lendemain, après des fatigues sans nombre, ils rentraient à Chambéry.

Là, ce furent d’autres ennuis. Le comte de Saillans trouva dans toutes les bouches ses projets jusque-là si soigneusement cachés. Après son départ, l’abbé de la Bastide de la Molette, ivre de joie, se croyant déjà sûr de la victoire, avait tenu les propos les plus indiscrets et fait part de ses espérances à la moitié de la ville. Comprenant que, si ces bruits passaient la frontière, il serait surveillé et peut- être arrêté après l’avoir franchie, le comte de Saillans se résigna à retarder son entrée en France et à se faire oublier avant d’y paraître. Il comptait s’établir à Chambéry, malgré la difficulté d’y vivre retiré, mais le gouverneur piémontais lui refusa une autorisation de séjour, afin de ne pas encourager les rassemblemens d’officiers français. Le comte de Saillans consentit alors à laisser partir le chevalier de Melon, qui le suppliait de lui permettre de le précéder en Vivarais. il envoya en même temps Dominique Allier à Lyon, afin d’assurer des communications entre cette ville et le camp de Jalès, et lui-même se retira sur les bords du lac du Bourget avec le capitaine de Portails.

Il vécut dans le village de ce nom obscurément, sans voir personne,