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et elle répond : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette, et si j’y suis. Dieu m’y tienne ! » Cette souplesse de l’esprit et de la parole s’accorde à merveille avec l’exaltation de l’inspiré[1].

Voilà tout ce qu’on trouve dans le plus ancien évangile, par où on puisse se faire l’idée de ce qu’a été Jésus. Reste maintenant la question de savoir si nous pouvons avec sûreté, au moyen des autres évangiles, ajouter quelque chose à cette idée. C’est ce que je vais examiner successivement pour chacun d’eux.

Dans l’évangile qui porte le nom de Matthieu, Jésus parle plus que dans le plus ancien et d’une manière plus passionnée et plus brillante. Ce n’est pas tout d’abord une raison pour que cet évangile soit moins vrai : on pourrait supposer au contraire que c’est le plus ancien écrivain qui, faute d’assez de sensibilité ou de génie, n’a pas su rendre Jésus tout entier. Mais, parmi ces discours de Matthieu, les principaux sont le Discours sur la montagne et l’invective contre les pharisiens, et on a vu déjà qu’il y a des raisons sérieuses de douter que l’esprit qui règne dans ces morceaux soit suivant l’esprit de Jésus. Nous ne pouvons donc nous fier à cette éloquence et la croire plus vraie que la simplicité de Marc.

Le Jésus de Matthieu diffère encore de celui de Marc par sa familiarité avec son dieu, qu’il appelle « mon Père, » expression que le plus ancien évangile ne connaît pas[2] : « Quiconque fera acte de foi en moi devant les hommes, je ferai acte de foi en lui devant mon Père, qui est au ciel. » (X, 32.) — « Tout m’a été remis entre les mains par mon Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler.» (XI, 27.) Cela se retrouve dans Luc, et cela surtout est poussé dans le quatrième évangile jusqu’à une intimité mystique dont les effusions sont intarissables, et qui suffirait pour donner à cet évangile une physionomie à part. Mais n’est-il pas naturel de croire que le Jésus le plus authentique est le plus Juif, je veux dire celui qui observe le mieux la distance entre Dieu et l’homme, et qui ne prétend pas s’approprier le père de tous?

Dans Matthieu, Jésus, se trouvant au temple en face des grands prêtres et des anciens, ose leur tenir ce langage : « En vérité, je

  1. Procès... de Jeanne d’Arc,.. publié par Jules Quicherat, t. Ier,1841, pages 65, 89, 178, etc. Nous avons un procès-verbal authentique des paroles de Jeanne ; nous ne sommes pas aussi heureux pour Jésus.
  2. Le Jésus de Marc reconnaît bien Dieu comme le père du Christ (VIII, 38; XIII, 32), mais il ne dit pas : « mon Père. » Non-seulement « mon Père, » au sens théologique, n’est pas dans le plus ancien évangile, mais l’expression purement pieuse « ton père, » au singulier, adressée à chacun de nous, n’y est pas non plus. Il ne connaît que l’expression collective, « votre Père, » c’est-à-dire le père des Juifs.