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vous le dis, les publicains et les femmes publiques passent avant vous pour entrer dans le royaume de Dieu » (XXI, 32.) Cela dépasse de beaucoup ce qui lui échappe dans le plus ancien évangile en faveur des ἁμαρτωλοί (II, 12). Autre chose est de déclarer que ce sont les malades qui ont besoin de médecin, ou que ce ne sont pas les justes qu’il faut appeler à changer de vie ; autre chose de faire entrer les femmes publiques dans le royaume de Dieu avant les prêtres. Ce n’est là qu’une amère insulte adressée au judaïsme, dans un temps sans doute où le judaïsme était détesté.

Si on cherche dans l’évangile de Matthieu des traits qui ne se trouvent pas dans le plus ancien, et qui en même temps n’accusent pas d’anachronisme, je crois qu’ils se réduisent à peu de chose. Ce sera par exemple la prière appelée familièrement le Pater (VI, 9) ; ou ces poétiques images des oiseaux qui sont nourris sans moissons et sans greniers, et des lys qui ne filent pas, et qui pourtant sont mieux habillés que Salomon dans toute sa gloire (VII, 16, 20) ; ou encore ces appels touchans : « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et accablés sous le fardeau, et je vous reposerai. » (XI, 25.) Ces traits, présens à toutes les mémoires, sont-ils véritablement de Jésus ? Rien n’autorise, ce me semble, ni à l’affirmer, ni à le nier[1].

Le Jésus du troisième évangile diffère plus sensiblement que celui de Matthieu du Jésus de Marc. Il est plus exalté, plus étrange que nous ne l’avons vu encore. Il l’est particulièrement sur ce qui regarde la pauvreté. Il ne dit pas seulement : « Bonheur à vous, pauvres ! » Il dit encore : « Malheur à vous, riches ! » (VI, 21, 24.) Sans doute il y avait déjà, dans le plus ancien évangile, une parole sévère sur la richesse, mais Jésus la prononçait avec regret et attendrissement (Marc, X, 21) ; ici il parle avec colère ; au lieu de plaindre, il maudit. Dans la parabole de Lazare, il condamne le riche, non pour être dur, mais pour être riche ; il glorifie le pauvre par cela seul qu’il est pauvre (XVI, 19).

Il se passionne pour l’aumône au point de trouver bonne et sainte celle qu’on fait avec le bien qu’on a volé (XVI, 8 et 9). Il veut

  1. Disons en passant que ces traits ne sont pas toujours aussi originaux qu’on le suppose. Le principal verset du Pater (lequel est déjà dans Marc), vient du livre juif de Sirach (XXVIII, 2), et dans ce livre aussi déjà celui qui prie s’adresse à Dieu en l’appelant du nom de père (XXIII, 1). La formule même des « béatitudes » (Matth., V, 1, etc.) vient des psaumes (I,1 ; II, 12, etc ), et c’est un psaume qui promet l’héritage aux doux et aux humbles (XXXVII, 11). « Cherchez et vous trouverez » (Matth., VII, 7), vient de Jérémie (XXIX,13), et le « Venez à moi, » d’Isaïe (LV, 3. C’est encore à Isaïe (XL, 11), qu’appartient l’image du berger qui rapporte dans ses bras la brebis perdue (Matth., XVIII, 12) ; ainsi que la grande promesse : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » (LI, 6.) Telle autre parole évangélique peut bien avoir eu aussi sa source antique, quoique cette source reste ignorée.