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avance embaumé mon corps pour la sépulture. Je vous le dis en vérité : partout où sera annoncée « la bonne nouvelle » dans le monde entier, on parlera aussi de ce que cette femme a fait et on lui rendra témoignage. » (XIV, 9.) — Que faut-il penser de cette scène ? Est-elle réelle ? Je n’en sais rien, sauf pour le dernier verset, Jésus n’ayant pu évidemment parler ainsi. Le reste n’est pas impossible, pas même le trait que j’ai souligné ; car si Jésus n’a pas prédit sa mort en prophète, il a pu néanmoins la pressentir. Je ne me charge pas de faire dans ce récit la part exacte du vrai et de l’imagination. Mais on n’en méconnaîtra pas la grandeur et la poésie funèbre ; c’est une belle préface à la Passion[1].

Tout est bien changé dans le troisième évangile. Il s’agit d’un repas quelconque, bien loin de la mort de Jésus ; seulement, le repas ayant lieu chez un pharisien, la femme, au contraire, est une profane, une ἁμαρτωλός. Je crois que ceux-là sont dans le vrai qui entendent proprement par là une femme qui n’observe pas la loi et qui vit comme les païens. Cependant la conduite des femmes est chose qui tient tant au respect de l’opinion, qu’il est probable que les Juives qui s’émancipaient religieusement n’avaient pas non plus des mœurs bien pures, et qu’ainsi on a pu passer aisément du sens propre du mot ἁμαρτωλός à celui que nous lui donnons en le traduisant par pécheresse. Cette femme se présente donc avec son parfum et, sans que rien nous prépare à ces transports, elle fond en larmes et arrose de ses larmes les pieds de Jésus, elle les essuie de ses cheveux, elle les couvre de ses baisers et les parfume. Le pharisien se dit : « Si cet homme était prophète, il saurait que la femme qui le touche est une femme de vie profane. » Et Jésus répond par tout un discours sur ce thème, que moins cette femme a mérité, plus elle est touchée et reconnaissante ; qu’elle a fait pour lui ce que le pharisien n’a pas fait, et il termine par les paroles fameuses : « Il lui est pardonné d’avoir beaucoup péché, parce qu’elle a aimé beaucoup. » (XII, 47.) Il est impossible de n’être pas frappé du contraste de ces deux scènes ; là un acte d’adoration religieuse fait avec simplicité ; ici des élans de passion et de véritables caresses. On jugera sans doute que la première, réelle ou non, est la plus vraie. Il a fallu, je le crois, bien des années, remplies d’agitation et de troubles au dedans et au dehors, pour amener les sentimens qu’excitait Jésus à cet état aigu et maladif[2].

  1. Pourquoi la femme brise-t-elle le vase ? L’explication la plus vraisemblable comme la plus simple est celle qui suppose que, pour mieux conserver inaltérables ces parfums précieux, on les mettait dans des vases fermés de telle manière qu’on ne pouvait les ouvrir qu’un les brisant.
  2. La femme qui verse le parfum n’a pas de nom dans les anciens Évangiles ; on a voulu qu’elle en eût un, et on lui a donné sans aucune raison (je ne sais à quelle époque) celui de Marie de Magdala. Marie de Magdala (en latin Maria Magdalena, d’où on a fait en français Marie-Madeleine) est nommée dans Marc (XV, 40), comme une des femmes qui avaient suivi Jésus de la Galilée à Jérusalem, et qui lui offraient leurs services. Elle est des trois qui furent, à ce qu’on raconte, les premiers témoins de sa résurrection. D’après Luc, VIII, 2, c’était une de ces malades que Jésus « avait guéries des esprits mauvais. » Il avait chassé d’elle « sept démons. » Le personnage d’une Marie-Madeleine, femme de plaisir, est purement imaginaire. — Dans l’évangile de Jean, la femme au parfum est Marie, la sœur de Marthe et de Lazare.