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VIII.

Maintenant que j’ai achevé ce travail critique, je ne me fais pas illusion sur le résultat auquel il peut aboutir. Il y manquera toujours la vie ; c’est dans un autre livre que le mien qu’il faut la chercher. Il faut la demander à ceux qui ont vu la terre où vivait Jésus, qui se sont promenés dans les campagnes de la Galilée, sur les bords du lac de Tibériade, qui ont foulé le sol et gravi les hauteurs de Jérusalem, qui ont vécu au milieu des hommes qui peuplent aujourd’hui ces contrées et dans lesquels ils retrouvaient ceux d’autrefois, qui ont le secret enfin, soit de la langue que Jésus parlait, soit de celle dans laquelle il lisait la Bible, et qui peuvent jusqu’à un certain point se figurer qu’ils l’entendent sortir de sa bouche. Ceux-là le feront revivre, s’ils ont l’imagination, le don incomparable qui ressuscite le passé. Là où l’imagination, pour se représenter Jésus, ne travaillera que sur les données du plus ancien évangile et sur les meilleures de ces données, en écartant les fictions ou les anachronismes dont la critique l’avertit de se défier, elle saisira le vrai et elle le rendra avec tout l’effet qu’il peut produire.

Jésus étant ainsi connu, non pas certes comme on aurait besoin qu’il le fût, mais enfin autant qu’il peut l’être, comment le jugera-t-on ? Il est clair qu’en posant cette question, je ne m’adresse pas à la foi religieuse. La foi ne juge pas Jésus, elle l’adore. « Au nom de Jésus tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre et aux enfers. » (Phil., II, 10).

Mais tel est le prestige dont la foi a entouré ce nom, que parmi les esprits mêmes qui s’étaient affranchis, il s’en est trouvé qui ont continué de rendre à Jésus une espèce de culte. Rousseau a donné l’exemple par sa phrase célèbre : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. » Prise à la lettre, cette parole n’est nullement philosophique, car la vie d’un dieu, la mort d’un dieu sont des mots qui ne présentent à l’esprit aucune idée intelligible. Il faut donc les prendre pour des expressions purement oratoires, signifiant seulement qu’il n’y a pas de plus belle vie que celle de Jésus, proposition sur laquelle la discussion pourra s’établir.

L’écrivain de génie qui nous a donné il y a vingt ans la Vie de Jésus, cède évidemment au même entraînement que Rousseau quand il appelle Jésus un demi-dieu, un fils de Dieu, un homme de proportions colossales, quand il le place « au plus haut sommet de la grandeur humaine, » etc.[1]. Tout cela exprime plutôt l’émotion

  1. Vie de Jésus, édit. de 1867, p. 475, 244, 464, 465, etc.