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avaient été victimes de la part des proconsuls de province. L’enquête sénatoriale même, dirigée par des hommes intègres et indépendans, faisait de tristes découvertes dans l’administration provinciale! De toute façon, par la presse et par les agens du gouvernement, se dévoilaient à tous les yeux ces plaies administratives qui rongent l’empire. Plus grand apparaissait le mal et plus il devenait évident que, pour purifier l’administration russe, il fallait autre chose que des inspections de sénateurs et des procédés de contrôle qui, à dix siècles de distance, semblaient empruntés aux missi dominici de Charlemagne.

Pendant que tout montrait ainsi la nécessité d’un changement de système, de graves événemens s’accomplissaient dans la famille impériale et diminuaient le prestige du trône ou la considération du souverain. L’impératrice régnante, depuis longtemps malade, mourait estimée et regrettée de tous, et, quelques semaines après avoir, selon l’usage russe, porté sur ses épaules la bière de sa femme, l’empereur sexagénaire se mariait en secret à une jeune favorite dont il avait déjà plusieurs enfans.

C’était la première fois, croyons-nous, qu’on voyait un mariage morganatique en Russie. La nouvelle épouse du tsar, ancienne demoiselle d’honneur de la défunte impératrice, avait déjà son appartement au Palais d’hiver, au-dessus de celui de l’empereur ; depuis longtemps déjà, elle avait sa petite cour et exerçait autour d’elle une influence qui ne paraît point avoir été bienfaisante. Le mariage qui consacrait cette situation ne pouvait pas ne point donner lieu à des froissemens dans la famille impériale et à la cour, encore en deuil de la dernière impératrice. On se demandait si celle qu’il avait épousée clandestinement, Alexandre II ne voudrait pas un jour la faire couronner à Moscou ; s’il n’y serait pas même obligé par le peuple de la vieille capitale, incapable de comprendre que la femme de l’empereur put ne pas être impératrice. On se demandait si la Russie du XIXe siècle n’allait pas, comme la France de Louis XIV, avoir ses bâtards légitimés. On comprend qu’un pareil événement n’était pas fait pour relever l’autorité de la dynastie et l’ascendant personnel d’Alexandre II. Aussi, dans les derniers mois, y avait-il autour du souverain une sorte de froideur et de désaffection. Il a fallu sa mort cruelle, son courage en face des assassins et de la souffrance pour faire oublier ses faiblesses d’homme privé. L’excuse d’Alexandre II était dans ses scrupules religieux, dans son désir de légaliser une situation dont l’irrégularité lui pesait, de donner un état civil à la femme qu’il aimait et à ses propres enfans. L’excuse de sa hâte à convoler à de secondes noces, au milieu de son veuvage officiel était surtout dans ses tristes pressentimens,